La traduction qui suit est la mienne. Sa seule ambition est de tenter de rendre fidèlement la lettre du texte espagnol. On pourra se reporter aux traductions littéraires de référence, notamment celle d’André Belamich pour les éditions Gallimard. 

Je me suis appuyé sur l'édition Catédra du Romancero (Allen Josephs et Juan Caballero, 2000), dont les annotations, de même que celles de Miguel Garcia Posada pour l'édition Castalia (1988), m’ont été précieuses.

 

 

Saint Raphaël (Cordoue)

 

I

 

Des voitures fermées arrivaient          1

Aux rives de joncs

Où les ondes polissent

Un torse romain nu.

Voitures que le Guadalquivir               5

Étend dans son cristal mûr,

Parmi des estampes de fleurs

Et des échos de nuages.

Les garçons tissent et chantent

La désillusion du monde                     10

Près des vieilles voitures

Perdues dans la nuit noire.

Mais Cordoue ne tremble pas

Sous le mystère confus,

Même si l’ombre redresse                  15

L’architecture de la fumée,

Un pied de marbre affirme

Son éclat chaste et sec.

Des pétales de fer tendre

Brodent les gris purs                         20

De la brise, déployée

Sur les arcs de triomphe.

Et pendant que le pont souffle

Dix rumeurs de Neptune,

Des vendeurs de tabac                      25

S’enfuient par le mur en ruines.

 

II

 

Un seul poisson dans l’eau

Qui rejoint les deux Cordoue :

La souple Cordoue de joncs,            

La Cordoue d’architecture.               30

Des garçons au visage impassible

Se dénudent sur la rive,

Apprentis de Tobie

Et Merlin par la ceinture,                              

Pour agacer le poisson                      35

Par une question ironique :

Veut-il des fleurs de vin

Ou des sauts de demi-lune ?

Mais le poisson qui dore l’eau                      

Et endeuille les marbres                     40

Leur donne la leçon et l’équilibre

D’une colonne solitaire.

L’Archange hispano-mauresque

Aux sombres paillettes,                                 

Dans le meeting des ondes                 45

Cherchait la rumeur et le berceau.

 

*

 

Un seul poisson dans l’eau.

Deux Cordoue de beauté.

La Cordoue brisée en flots.                          

La céleste Cordoue sèche.             50

 

  

 

 

 

            Saint Raphaël trône à Cordoue : à l’entrée du monumental pont romain, tout près de la Mezquita, s’élève un Triomphe de Saint Raphaël ; au milieu de ce même pont une statue à l’effigie du saint a été érigée ; des hommages à Raphaël sont dispersés ailleurs dans la ville, comme sur la plaza del Potro ou la plaza de los Aguayos. Rien d’étonnant donc à ce que le plus célèbre poème que Lorca ait consacré à Cordoue associe l’ange et la ville : « Saint Raphaël (Cordoue) ».

            Lorca a beau avoir par-dessus tout célébré Grenade, sa ville de naissance, il s’est toujours montré très attaché à Cordoue. L’histoire des liens entre Lorca et Cordoue a été retracée par Antonio Ramos Espejo dans un livre de 1998, Garcia Lorca en Córdoba. Bien des vers de Lorca antérieurs au Romancero Gitano font mention de Cordoue, dont les plus beaux sont sans doute :

 

« Córdoba. Lejana y sola »[1]

 

« Campanas de Córdoba / En la madrugada. / Campanas de amanecer / En Granada » [2]

 

« Sevilla para herir / Córdoba para morir » [3]

 

La profonde mélancolie dont sont imprégnés ces trois extraits n’étonne pas quand l’on sait que Lorca décrivait Cordoue comme « la ville la plus mélancolique d’Andalousie », à la fin d’une conférence consacrée au poète cordouan par excellence (« L’image poétique chez Góngora »). Cette mélancolie, qui a trait au désenchantement du monde (« desengaño del mundo », v. 10), à un sentiment de solitude, à la présence latente de la mort, est au cœur du grand texte sur Cordoue qu’est « Saint Raphaël ».

            Le poème a une position doublement centrale dans le Romancero Gitano : neuvième texte d’un recueil de dix-huit poèmes, il occupe en outre la place centrale dans le triptyque de poèmes sur les grandes villes andalouses, « Saint Michel (Grenade) », « Saint Raphaël (Cordoue) » et « Saint Gabriel (Séville) ». Les commentateurs s’accordent à considérer que de ces trois poèmes « Saint Raphaël » est le plus mystérieux : A. Joseph et J. Caballero, dans l’édition Catédra, présentent « Saint-Raphaël » comme « peut-être le poème le plus énigmatique et le plus difficile de tout le livre », et pour A. Belamich, dans l’édition de la Pléiade, le vrai objet du poème n’est autre que « le mystère poétique ». La simple comparaison entre le titre et le corps du poème permet de mesurer l’originalité de « Saint Raphaël » par rapport aux deux autres poèmes du triptyque. Alors que Michel et Gabriel sont les acteurs principaux des poèmes qui leur sont consacrés, Raphaël n’a guère qu’une présence ténue dans « Saint Raphaël », où jamais son nom ne figure. À l’inverse, là où Grenade et Séville ne sont à aucun moment citées dans « Saint Michel (Grenade) » et « Saint Gabriel (Séville) », le nom de Cordoue est scandé, avec un effet litanique marqué. Tout se passe comme si l’effacement relatif du saint avait pour corollaire l’omniprésence de la ville.

            Bien plus que pour Grenade et pour Séville, Lorca se livre à un éloge de Cordoue, espace à la fois grandiose et fragile. Dans le tableau mêlant réalisme et fantaisie que Lorca brosse de Cordoue, le poète insiste sur le profond syncrétisme de la ville, riche d’héritages multiples. Cet entrelacement de traditions, qui fait le prestige de Cordoue, ne peut que séduire Lorca, dont le projet esthétique, dans le Romancero, est précisément d’articuler des héritages divers : la forme ancestrale du romance et la culture gitane, le paganisme et le judéo-christianisme, les références érudites et la culture populaire. Mais « Saint Raphaël » n’est pas seulement un éloge vibrant d’une ville plurielle ; quelque effacée que soit la figure de l’archange, des éclats d’histoire sainte sont parsemés dans ce texte, qui se présente comme une réinterprétation ludique d’un livre de l’Ancien Testament : le livre de Tobie. Un évident sens du sacré imprègne « Saint Raphaël », poème qui gravite autour d’un « mystère confus » suggéré sans être dissipé par le dialogue énigmatique de deux figures allégoriques : l’enfant et le poisson.

           Il s’agira d’abord d’étudier « Saint Raphaël » comme un hommage à une ville syncrétique. Nous commenterons ensuite la présence discrète et facétieuse de l’histoire sainte. Enfin, nous lirons ce poème comme une méditation mélancolique sur un mystère religieux et poétique.

 

 

*

 

            « Saint Raphaël » est un poème enraciné dans des lieux : on reconnaît, fût-ce de façon trouble et lacunaire, la forme d’une ville et l’ombre de certains de ses édifices. Plus encore que dans « Saint Michel » (où le « mont » est le mirador de San Miguel el Alto) et que dans « Saint Gabriel » (ou Lorca cite la Giralda, le célèbre clocher de la cathédrale de Séville), des données géographiques et architecturales sont indispensables à la compréhension de « Saint Raphaël ».

            Pour commencer par les allusions les plus évidentes, le « pont » dont il est question au v. 23 n’est autre que le Puente viejo, le pont romain de Cordoue. Ce monument était encore à l’époque de Lorca le seul pont de Cordoue (avant qu’en 1953 ne soit inauguré un pont baptisé, justement, San Rafael). Le « torse romain et nu » (v. 4) est certes d’abord celui des jeunes gens qui se dénudent (v. 28), mais on peut y voir une métaphore désignant le pont romain, étendu par-dessus les rives tel un corps allongé. Ce pont de Cordoue, on l’a dit, est à un double titre lié à Raphaël : une statue de l’ange trône au milieu du pont, et à l’entrée du pont s’élève un Triomphe de Saint Raphaël, constitué d’une statue de l’ange élevée sur une colonne – comment ne pas y voir l’explication de la « colonne solitaire » du v. 42 ? La colonne est seule, alors qu’elles sont en nombre prodigieux dans la célèbre « forêt de colonnes » qu’abrite la Mezquita, à deux pas du pont. L’« arc de triomphe » du v. 22 ne renvoie pas au Triomphe de Saint Raphaël, mais à un monument voisin, la « Puerta del Puente », située en face du pont, et que les Cordouans, du fait de sa silhouette caractéristique, nomment, précisément, « l’arc de triomphe ». 

           Tout près de la Puerta del Puente (voir photo plus bas), un sonnet de Góngora a été gravé sur une plaque de marbre en 1927, à l’occasion du tricentenaire de la naissance du grand poète (cérémonie importante dans l’histoire des lettres espagnoles dont Lorca a été l’un des principaux organisateurs, quelques mois à peine après la date de rédaction supposée de « Saint Raphaël »). Or, ce sonnet, vibrant hommage à Cordoue, a pu inspirer à Lorca certains vers de son poème. En voici le premier quatrain :

 

¡Oh excelso muro, oh torres coronadas
De honor, de majestad, de gallardía!
¡Oh gran río, gran rey de Andalucía,

De arenas nobles, ya que no doradas!

 

[Ô mûr élevé, ô tours couronnées

D’honneur, de majesté, de hardiesse !

Ô grand fleuve, grand roi d’Andalousie,

Aux sables nobles, même si non dorés !]

 

Góngora rend hommage aux monuments de Cordoue, mais aussi au « grand roi d’Andalousie », le fleuve qui traverse la ville : le Guadalquivir. Dans « Saint Raphaël », poème tissé d’images aquatiques, Lorca célèbre à son tour le Guadalquivir, en recourant à une métaphore toute gongorine : l’onde est comparée à du « cristal ». Le mot espagnol cristal peut désigner la vitre : ce que Lorca décrit, c’est le reflet des « voitures fermées » dans l’onde du Guadalquivir, lisse et polie comme la surface d’un miroir. Tantôt Lorca paraît s’inscrire dans la lignée de Góngora (les mots casto et fulgor, au v. 18, sont de nets gongorismes), tantôt il inverse facétieusement l’ode à Cordoue de Góngora. Au lieu du « muro excelso », digne et imposant, il décrit ainsi un mur en ruines. Le verbe dorar est convoqué de façon opposée chez Gongora (v. 4) et chez Lorca (v. 39) : alors que Góngora imagine une eau qui n’a pas besoin de dorure pour être éclatante, Lorca forge l’image énigmatique du poisson qui dore l’eau. Dans le diptyque « Antoñito el Camborio », où figure la seule autre mention du Guadalquivir dans le recueil, il est également question d’eau magiquement dorée, par les citrons que jette Antoñito.  

 

            Poème nourri d’allusions à la géographie de Cordoue, « Saint Raphaël » témoigne aussi de la richesse de l’histoire de la ville, aux croisements d’héritages multiples. D’emblée, le « torse romain nu » rappelle le passé romain de Cordoue. Lieu de naissance de Sénèque, Cordoue était dans l’Antiquité la prospère capitale d’une province romaine, la Bétique. De cette romanité de Cordoue témoignent aussi dans « Saint Raphaël » la référence au monument d’inspiration romaine qu’est « l’arc de triomphe » (la Puerta del Puente date en fait du XVIe siècle) et l’évocation d’une figure de la mythologie latine, Neptune (v. 24). Associé au dieu Neptune, le nombre dix doit-il être compris comme une allusion aux dix années d’errance d’Ulysse, persécuté par Poséidon ?

            Lorca aimait à déclarer que « Raphaël est plus ami des musulmans que des chrétiens ». Après l’hommage à l’architecture musulmane à la fin de « Saint Michel » (« el primor berberisco »), il est bien sûr question de la présence musulmane à Cordoue dans « Saint Raphaël », bien que la Mezquita, joyau de l’art arabe, ne soit pas citée. Au v. 43, Lorca évoque l’aljamiado, technique qui consiste à écrire la langue romane à partir de caractères arabes, et qui relève donc par excellence du syncrétisme. La « demi-lune » (v. 38) peut par ailleurs être une allusion à l’un des principaux symboles de l’Islam, le croissant de lune. Rappelons enfin que le nom même du « grand roi d’Andalousie », le Guadalquivir, est issu de l’arabe.

            Dans « Saint Raphaël », les reliques du plus lointain passé côtoient des indices de la modernité. Là où « Saint Michel » s’ouvrait sur une évocation des mules, ce sont des « voitures » qui figurent dans « Saint Raphaël », même si elles sont dites « vieilles ». Peu après une allusion à l’antiquité romaine (les « dix rumeurs de Neptune »), s’opère un retour soudain au monde contemporain avec l’univers interlope des contrebandiers (v. 25). Époques et cultures s’unissent dans le poème, rien d’étonnant donc à ce que le texte soit riche en images suggérant l’union. Le verbe juntar (v. 28, « qui rejoint les deux Cordoue ») est central dans le poème. Il est d’autant plus mis en valeur qu’il est redoublé par les sonorités du mot juncos (v. 29), qui lui est étymologiquement apparenté : le jonc, dont le nom viendrait du latin jungere (unir) n’est pas seulement une image de la grâce svelte (comme dans « Saint Gabriel »), il est un symbole d’alliance. Le mot meeting, quant à lui, est un anglicisme inattendu (v. 45), qui peut être une allusion à un texte célèbre du poète irlandais Thomas Moore, intitulé « The Meeting of the waters » en référence à un lieu de même nom en Irlande, situé au carrefour de deux lacs [je suis redevable pour ce rapprochement à Pierre Fleury, qui m’a en outre indiqué que « The Meeting of the waters » sera le titre d’une sonate pour violon d’Olivier Greif (1950-2000)]. Le pont romain lui-même, enfin, peut devenir une image du lien qui se noue entre les différentes cultures. 

 

            Une des plus puissantes images du syncrétisme dans ce poème est la dichotomie de deux Cordoue (v. 28, v. 48), à la fois opposées et intimement unies. À deux reprises, dans le refrain qui rythme la deuxième section, Lorca distingue deux Cordoue – « dos Córdobas » dans le texte original, l’espagnol permettant, à l’inverse du français, d’accorder au pluriel le nom propre. Il est plusieurs façons d’interpréter cette distinction entre deux villes, ou plutôt entre deux visages d’une même ville. Une Cordoue a la souplesse du jonc, l’autre est une « Cordoue d’architecture » (v. 30) : n’est-ce pas là le constat qu’une rive de Cordoue est davantage urbanisée que l’autre ? à cette interprétation géographique s’adjoint une interprétation historique : Lorca distingue la Cordoue du passé et la Cordoue présente. Le passé demeure malgré les soubresauts de l’histoire : tel peut être le sens du vers « mais Cordoue ne tremble pas » (v. 13) et surtout de l’image du « pied de marbre », qui à un niveau littéral renvoie à la statue de Saint Raphaël, et qui à un second niveau suggère une permanence de la tradition. À l’extrême fin du poème, les deux Cordoue opposées sont une Cordoue fluviale (« brisée en flots ») et une Cordoue céleste. Lorca semble ainsi mettre en contraste la Cordoue réelle, bâtie le long du Guadalquivir, et une Cordoue imaginaire, mystique, dont il est autant question dans le poème que de la Cordoue effective.

 

                                                                           *

 

            « Saint Raphaël » a beau être à l’évidence une ode à Cordoue plutôt qu’une méditation sur la figure de l’archange Raphaël, le poème est émaillé d’allusions à l’histoire sainte, dont la plus transparente est la référence à Tobie au v. 33. Dans le livre de la Bible auquel il donne son nom, Tobie guérit son père de la cécité grâce à un poisson qu’il pêche sur les conseils de l’archange Raphaël. C’est à la lumière de ce récit que prennent sens deux figures essentielles du poème de Lorca, constamment associées à Raphaël dans l’iconographie religieuse : la figure du poisson, la figure de l’enfant.

 

       L’ange Raphaël a bien une présence, fût-elle discrète, dans le poème : à la fin de la deuxième section (v. 43-46). L’archange est dit « hispano-mauresque » (trad. de L. Amselem) ; en effet, Raphaël, « ami des musulmans » selon Lorca, compte parmi les anges cités dans le Coran. L’image de l’ange s’avançant vers le « meeting des eaux » peut être une transfiguration poétique de la position de la statue de Raphaël sur le Puente Viejo. L’ange est tourné vers le fleuve, comme s’apprêtant à y plonger. Le mot rumor, qui se comprend à partir de l’image des « dix rumeurs de Neptune », est contrebalancé par l’image du berceau (v. 46) : l’eau du fleuve, comme l’onde maritime, émet un bruit sourd et pourtant berceur. Le lecteur français peut penser aux vers de « Moesta et Errabunda » de Baudelaire : « Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse / Qu’accompagne l’immense orgue des vents grondeurs/De cette fonction sublime de berceuse ? ».

       La tenue de Raphaël est décrite de façon elliptique mais significative : arborant des « paillettes », il est fortement féminisé, comme Saint Michel et Saint Gabriel. Le mot lentejuela, de fait, est aussi employé à propos des motifs que brode la nonne dans « La Nonne Gitane ». Dans les trois poèmes du triptyque des anges, Lorca tire parti de l’androgynie des anges pour leur conférer une allure féminine. Il s’agit bien pour le poète, dans l’Espagne cléricale des années 1920, de déployer sur un mode ludique le fantasme d’un patron homosexuel pour les trois grandes villes andalouses. Il n’est pas anodin que Proust, quelques années plus tôt, esquisse une lecture homosexuelle de l’épisode de Tobie, Charlus se comparant à deux reprises à Raphaël veillant sur le jeune Tobie que serait Morel.

           L’imaginaire homosexuel est sensible dans d’autres vers du poème de Lorca. Il n’est pas impossible que les « voitures fermées » du début du texte soient celles de voyeurs qui épient les corps nus des jeunes gens. Telle est l’interprétation de Miguel Garcia-Posada, qui dans son édition du Romancero rappelle un épisode de Carmen de Mérimée où des hommes se pressent pour observer des femmes de Cordoue qui, à la tombée de la nuit, se dénudent et se baignent dans le Guadalquivir (« du haut du quai, les hommes contemplent les baigneuses, écarquillent les yeux, et ne voient pas grand-chose »). Lorca semble réinterpréter l’anecdote de Mérimée dans une perspective homosexuelle. Un autre poème du Romancero comporte une scène de baignade masculine et nocturne : le « Romance de l’Ajourné » (« muchachos que se bañan en las lunas »). Pour déployer ces tableaux sensuels – qui inversent malicieusement un motif pictural conventionnel, celui des baigneuses – Lorca s’inspire peut-être de vers de Walt Whitman (« Twenty-eight young men bathe by the shore », dans « Song of myself »), à qui il rend hommage dans une « Ode à Walt Whitman » (Poète à New York) dont les premiers vers se trouvent rappeler de très près « Saint-Raphaël » :

 

            Sur lEast river et le Bronx

            Les adolescents chantaient en montrant leur ceinture 

            Avec la roue, l’huile, le cuir et le marteau.

 

            Dans les tableaux où Saint Raphaël est représenté, l’ange figure traditionnellement avec son attribut principal : le poisson. Il en est par exemple ainsi des Trois archanges avec Tobie, tableau de Lippi qui gagne d’autant plus à être rapproché du Romancero que les trois archanges y sont représentés, dans l’ordre choisi par Lorca : de gauche à droite Michel, Raphaël et Gabriel. Saint Raphaël, au centre du tableau, et dont la démarche rappelle les personnages féminins de Botticelli, est accompagné de Tobie tenant l’inévitable poisson. Des peintres espagnols ont traité le sujet, comme au dix-septième siècle Antonio de Pereda, dans son tableau Tobie restaurant la vue de son père : Raphaël, patron des voyageurs, arbore un bâton de voyage, et le poisson, à défaut d’être brandi par Tobie, repose en évidence sur le sol. Les exégètes de l’Ancien Testament ont souvent écrit que le poisson guérisseur du Livre de Tobie est une préfiguration du Christ : le mot grec Ichtus (poisson) a ainsi été interprété comme l’anagramme de « Jésus-Christ, fils de Dieu, sauveur ». Cet arrière-plan symbolique peut se lire en filigrane du poème de Lorca, de façon d’autant plus insistante que le motif christique a un rôle central dans le Romancero et particulièrement dans les poèmes qui suivent le triptyque des anges : les deux « Antoñito el Camborio », « Mort d’Amour » et « L’Ajourné ». Le poisson est un médiateur, qui « rassemble » (junta) les deux Cordoue, de même que le Christ est le médiateur entre deux mondes.

 

            Le poisson est étroitement associé au monde de l’enfance dans « Saint Raphaël » : le seul dialogue à être rapporté dans le poème est un dialogue entre le poisson et les enfants (v. 36-v. 42), ce qui constitue un double écart par rapport au texte biblique. Parce que dans le Livre de Tobie, le dialogue qui se noue est un dialogue entre l’ange et l’enfant et parce que Lorca, au lieu de présenter un enfant individualisé, met en scène un groupe : au seul et unique Tobie se substituent des « apprentis de Tobie » (v. 33).

            Le mot espagnol niño peut être compris diversement : les traducteurs le rendent en général par enfant, mais il peut être question d’adolescents, de jeunes hommes. Line Amselem traduit d’ailleurs le premier vers de « San Gabriel », « un bello niño de junco », par « un beau jeune homme de joncs », et dans « Romance de l’Ajourné » ce sont des muchachos, et non des niños, qui se baignent. Sur les tableaux, Tobie est parfois représenté comme un enfant, parfois comme un jeune adulte ; de même, dans « Saint Raphaël », les niños paraissent tantôt des éphèbes, décrits par Lorca avec un homo-érotisme manifeste, tantôt de jeunes enfants.

            Autour du motif de l’enfance, des liens se nouent entre « Saint Raphaël » et d’autres poèmes du recueil : le mot cuna (« berceau », v. 46) rappelle la mise en scène de la berceuse dans le « Romance de la lune, lune » (voir le commentaire de ce poème), et dans « Don Pedro à cheval » figure un enfant, qui ne se baigne pas, mais qui regarde la lune se baigner. Comme dans le « Romance de la lune, lune », les enfants de « Saint Raphaël » paraissent détenteurs d’un savoir inaccessible à l’adulte : ils connaissent le « désenchantement du monde », et posent des « questions ironiques ». Ils sont intimement liés au « mystère confus », existentiel et poétique, autour duquel gravite le poème.

 

 

*

           

            « Sous le mystère confus » : ce quatorzième vers comporte la seule occurrence du mot mystère dans le recueil. Lorca conçoit volontiers la poésie comme un mystère : dans sa conférence sur le Romancero, il évoque le « mystère poétique », qui est aussi « mystère pour l’auteur », et dans un entretien, il affirme : « toutes les choses ont leur mystère, et la poésie est le mystère qu’ont toutes les choses ». « Saint Raphaël » est l’un des poèmes où Lorca médite le plus explicitement sur ce « mystère » qui est au fondement de l’écriture poétique.

            « Saint Raphaël » baigne dans une atmosphère de mystère mélancolique. Le jeu sur le clair-obscur, à la faveur de l’opposition entre le « nocturne » (v. 12) et l’eau dorée (v. 39) est pour beaucoup dans l’esthétique du poème. Le travail sur les reflets, dès la description de la vitre de la voiture se dédoublant dans la vitre du fleuve, contribue à donner l’impression d’un lieu à demi irréel. On relève du reste une opposition troublante entre un hiératisme complet (le « pied de marbre », la « colonne solitaire ») et la suggestion du mouvement, avec l’écoulement du fleuve, les « sauts de demi-lune », les gestes furtifs des contrebandiers. Plus d’une fois, la vision, très picturale (le mot « estampe » est employé), que Lorca brosse de Cordoue, rappelle les tableaux contemporains de De Chirico : mêmes contours antiques, même rigidité nostalgique, alliée à une déformation onirique. Un maître mot de « Saint Raphaël » est celui de desengaño (v. 10) qui renvoie à la poésie baroque, et notamment à Góngora : Lorca déploie un espace mélancolique et symbolique où la désillusion menace d’avoir le dernier mot.

            Les personnages qui comprennent l’énigme du desengaño sont dans « Saint Raphaël » les niños. On retrouve là les affirmations de Lorca dans sa « Conférence sur les berceuses », selon lesquelles l’enfant, libéré de la « raison destructrice », connaît la « clef de la substance poétique ». Les deux premiers verbes dont les enfants sont les sujets, tisser et chanter, font d’eux des délégués du poète. Ils sont détenteurs d’un savoir mystique dont témoigne peut-être aussi la comparaison avec Merlin, au v. 24. Le vers « et Merlin par la ceinture », qui associe de façon à première vue insolite l’espace andalou et l’imaginaire celtique, peut être compris de plusieurs manières. Andé Belamich a proposé une explication de l’image : l’eau qui se referme autour des enfants serait comparée au cercle magique dans lequel Merlin est enfermé par Viviane. Mais Merlin est peut-être aussi plus simplement une image de sagesse ; une expression espagnole, « saber más que Merlin », signifie ainsi « savoir tout sur tout ». Les jeunes gens seraient des modèles de sagesse, selon le lieu commun du puer senex, de l’enfant qui a la gravité d’un sage. Leur « impassibilité », toute stoïque, est décrite au v. 31, et c’est la figure de Socrate qui vient à l’esprit à propos de la « question ironique » qu’ils adressent au poisson. Cette « question ironique », opposant les « fleurs de vin » et les « sauts de demi-lune », a pu être analysée, par Derek Harris par exemple, comme une mise en balance de l’héritage chrétien, représenté par le vin (le sang du Christ) et de l’héritage musulman, incarné par le symbole du croissant de lune. Mais ne faut-il pas comprendre, plus facétieusement, que les enfants laissent au poisson le choix entre être cuisiné (les « fleurs de vin ») ou garder sa liberté (les « sauts de demi-lune ») ? Une troisième interprétation serait que les niños ne savent s’ils doivent entrer dans le monde adulte ou conserver la grâce des jeux enfantins, que symboliseraient les « sauts de demi-lune ».

            Quel que soit le sens de la « question ironique », la « leçon » que le poisson dispense en retour (v. 41) semble être un rappel à l’ordre. Le poisson est associé à deux actions apparemment contradictoires : il est source à la fois d’éclat (il « dore ») et de noirceur (il « endeuille »). Surtout, son geste porte sur les deux éléments opposés que sont « l’eau » et « le marbre ». On pourrait insister en conclusion sur cette articulation complexe, tout au long du poème, entre la rêverie fluide et la rêverie de pétrification. La Cordoue de Lorca est à la fois une Cordoue de pierres, chargée d’un passé millénaire, et une Cordoue liquide, aux contours incertains. L’image du v. 16, « l’architecture de fumée », est l’expression la plus frappante d’un principe esthétique qui gouverne le poème : le matériel et l’immatériel s’unissent, le torse romain et l’onde fluviale, la Cordoue d’architecture et la Cordoue de joncs. Le poème lui-même a ces deux visages : construction rigoureuse, enracinée dans une tradition établie (le romance, la poésie gongorine), il se déploie pourtant comme une énigme nébuleuse, un « mystère confus ». L’art de Lorca dans « Saint Raphaël » est de mettre en scène une Cordoue de marbre, arborant fièrement son passé, qui a son double insaisissable : une Cordoue fluide, évanescente ; une Cordoue poétique, qui, comme l’autre, est une « Cordoue de beauté ».

 

 

Nicolas Fréry
Mis en ligne le 23 janvier 2018

[1] « Cordoue. Lointaine et seule » (« Chanson du cavalier »)

[2] « Cloches de Cordoue / au lever du jour / Cloches du petit matin / à Grenade » (« Aube », in Poema del Cante Jondo)

[3] « Séville pour blesser / Cordoue pour mourir » (« Séville », in Poema del cante Jondo)