VII

Des fleurs ! oh ! si j’avais des fleurs ! si je pouvais                         255
Aller semer des lys sur ces deux froids chevets !
Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle !
Les fleurs sont l’or, l’azur, l’émeraude, l’opale !
Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ;
Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher                           260
Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes !
Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes,
Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir,
Puisqu’il nous fait lâcher ce qu’on croyait tenir,
Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde,                            265                 
Sur la première porte en scelle une seconde,
Et, sur le père triste et sur l’enfant qui dort,
Ferme l’exil après avoir fermé la mort,
Puisqu’il est impossible à présent que je jette
Même un brin de bruyère à sa fosse muette,                                   270
C’est bien le moins qu’elle ait mon âme, n’est-ce pas ?
Ô vent noir dont j’entends sur mon plafond le pas !
Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle !
Mers, nuits ! et je l’ai mise en ce livre pour elle !


Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant                            275
Que nous avons laissé derrière nous, rêvant.
Prends. Et, quoique de loin, reconnais ma voix, âme !
Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ;
Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ;
Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi.                                280
Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume !
Qu’entre tes vagues mains il devienne fantôme !
Qu’il blanchisse, pareil à l’aube qui pâlit,
À mesure que l’œil de mon ange le lit,
Et qu’il s’évanouisse, et flotte, et disparaisse,                                285
Ainsi qu’un âtre obscur qu’un souffle errant caresse,
Ainsi qu’une lueur qu’on voit passer le soir,
Ainsi qu’un tourbillon de feu de l’encensoir,
Et que, sous ton regard éblouissant et sombre,
Chaque page s’en aille en étoiles dans l’ombre !                           290

 

(Victor Hugo, Les Contemplations, « À celle qui est restée en France », VII)

 

 

 

            Jamais nommée, mais continûment présente dans le recueil, Léopoldine, la fille disparue, est l’allocutaire du premier poème des Contemplations, intitulé « À ma fille », et c’est à nouveau à elle que le poète s’adresse dans le poème conclusif, « À celle qui est restée en France ». Ce texte poignant, où le poète n’est plus le mage sublime du livre VI (« Au bord de l’infini ») mais un père éploré, repose sur une prise de parole impossible : Hugo rêve d’une voix qui puisse porter outre-tombe, grâce à l’affinité du poète avec les morts. Ample poème, « À celle qui est restée en France » se compose de huit sections, mais la huitième, qui se détache de l’ensemble (le nous générique se substitue au je et il n’est plus question de deuil paternel) a été ajoutée a posteriori. Les trente-cinq vers de la section VII étaient donc initialement les derniers du poème, dont ils condensent bien des lignes de force, et, bien plus, les derniers des Contemplations, qu’ils achevaient en un finale grandiose.

            Le drame qui hante cette section est le drame même qu’annonce le titre du poème : celui de l’éloignement. Léopoldine est « celle qui est restée en France », périphrase euphémistique, chargée de pathétique, par laquelle Hugo feint pudiquement de rabattre la distance entre vivants et morts sur une simple distance géographique entre les îles anglo-normandes et la France : Léopoldine est « restée » à Villequier, où elle est enterrée, loin de la terre d’exil où Hugo est proscrit. L’exil empêche le poète, prisonnier d’une île inhospitalière, d’accomplir son devoir envers la morte : orner sa tombe de fleurs. Dans le plus célèbre poème des Contemplations, « Demain dès l’aube », le poète prévoyait un pèlerinage imminent sur la tombe de sa fille ; mais à cause de la béance créée par l’exil, un pareil geste de piété parentale, dans « À celle qui est restée en France », ne peut être imaginé qu’à l’irréel. Faute de pouvoir déposer de la bruyère sur la tombe de Léopoldine, le poète fait alors du livre lui-même, Les Contemplations, le bouquet de fleurs qu’il aurait voulu dédier à sa fille.

            En offrant le recueil à Léopoldine, en scellant ce que Hugo appelle superbement un « don mystérieux de l’absent à la morte » (v. 142), le poète lui offre rien de moins que son âme. En effet, dans la préface (dont « À celle qui est restée en France » est parfois une réécriture poétique), Hugo écrit que ce recueil contient sa vie ; il y a consubstantialité du livre et de l’homme. Or, entre les mains de cette lectrice d’un autre monde, le livre se métamorphose. Offert à une disparue, le livre disparaît lui-même, et avec lui le poète. « À celle qui est restée en France » scelle ainsi à la fin des Contemplations un pacte de lecture paradoxal fondé sur l’absence : le livre ne prend son sens que si, adressé à une morte, écrit par un moi qui lui-même s’abolit, il finit par s’évanouir dans le ciel étoilé.

            On suivra les trois temps de cette septième section : le regret déchirant de ne pouvoir orner de fleur la tombe chérie (v. 255-261), la décision, pour le poète confiné sur la terre d’exil, de faire du livre son représentant (v. 261-275), et l’envoi du recueil à une lectrice qui le fait mystérieusement disparaître dans les cieux (v. 275-290).

 

*

 

            Les deux œuvres majeures de la poésie française qui, par une concomitance qu’on rappelle souvent, sont publiées à quelques mois d’intervalle, entre 1856 et 1857, font toutes les deux une place centrale aux fleurs. Si l’importance que Baudelaire accorde au « langage des fleurs et des choses muettes » (« Élévation ») se manifeste dès le titre des Fleurs du Mal, les fleurs ont également un rôle structurant dans Les Contemplations : au seuil du recueil (dans « Le poète va dans les champs... »), Hugo donne la parole aux fleurs, et plusieurs poèmes parmi les plus célèbres s’organisent autour du motif floral (« J’ai cueilli cette fleur pour toi... » ; fleur est le dernier mot de « Demain dès l’aube ») [1]. La section VII de « À celle qui est restée en France », avec son incipit pathétique (« des fleurs, oh, si j’avais des fleurs ! »), est la dernière grande invocation des fleurs dans le recueil.

            En proclamant « les fleurs aiment la mort », Hugo prend le revers d’une ample tradition poétique identifiant la fleur comme un symbole de vie et de joie. Ce lien paradoxal entre fleurs et mort était déjà noué dans d’autres poèmes : les fleurs sont les présents que l’on remet aux défunts (« Demain dès l’aube »), les fleurs poussent dans des lieux mortifères (tel est le motif de la « fleur saxifrage », étudié par Ludmila Charles-Wurtz[2]), les fleurs malmenées ressemblent à des êtres humains à l’agonie (« les fleurs souffrent sous le ciseau / Et se ferment ainsi que des paupières closes », dans « Ce que dit la bouche d’ombre ») et la nature, enfin, fait germer des fleurs à partir des corps morts (« Pleurs dans la nuit », X). Dans « A celle qui est restée en France », c’est une dernière explication poétique de l’affinité des fleurs avec les morts qu’avance Hugo : les fleurs sont chtoniennes, leurs racines plongent dans les royaumes d’en bas, en même temps que leur parfum est subtil et volatile comme l’âme immatérielle.

            Il n’est pas anodin que la seule variété de fleurs que cite Hugo dans ces vers soit le lys. En effet, plus tôt dans le texte (v. 71), le poète se souvenait avec émotion des lys que lui apportait sa fille (« Je me la rappelais quand elle était petite/Quand elle m’apportait des lys et des jasmins »). C’est désormais au tour du poète de vouloir remettre des lys à sa fille, mais la fleur qui était le présent d’une vivante à un vivant devient l’hommage d’un vivant à une morte. Le lys est si étroitement associé à Léopoldine que la jeune fille est identifiée à un lys dans « Charles Vacquerie » (dernier poème de la section du deuil, Pauca meae) : « la morte au front pâle est un lys vivant ». Le même adjectif pâle figure dans notre extrait (« couvrir de fleurs mon ange pâle ») : c’est en raison de sa pâleur, qui évoque la lividité des défunts, que le lys est par excellence la fleur de la disparue.

            L’adjectif pâle permet d’éviter l’adjectif insoutenable, morte, qui n’apparaît qu’une fois dans les trois cent cinquante vers du poème (pour le fameux vers « ce don mystérieux de l’absent à la morte »). Hugo évoque la mort, mais non la morte – l’euphémisme le plus courant étant celui du sommeil (« l’enfant qui dort », v. 267). Par métonymie, Hugo cite la tombe, le linceul, la cendre, mais Léopoldine est le moins possible désignée comme défunte. Ce statut ambigu de Léopoldine, entre la vie et la mort, justifie que le poème soit adressé à celle qui ne peut plus entendre, à celle qui ne peut plus lire.

 

*

 

            Les vers 262 à 274 sont marqués par l’anaphore de la conjonction puisque, répétée dans pas moins de cinq vers. Ce même puisque scandait les premiers quatrains de « Veni, vidi, vixi », poème sur l’abattement consécutif au deuil (le premier titre en était « L’abattement »), qui entretient nombre de liens avec « À celle qui est restée en France ». Le tragique constat qu’entérinent les puisque est celui de l’immobilité : le proscrit est retenu loin de sa patrie et des êtres chers qui y sont restés. Rien d’étonnant à ce que Hugo qualifie la terre d’exil, à laquelle il est rivé, de « geôle profonde » : la description récurrente des îles anglo-normandes comme un espace désert et aliénant renforce la métaphore. « Veni, Vidi, Vixi » se terminait sur l’image des « portes de la nuit » dans lesquelles le poète désire s’engouffrer. Il est question ici non de portes qui s’ouvrent, mais qui se ferment : « sur la première porte en scelle une seconde ». Ces deux portes sont celle de la mort et celle de l’exil, le second étant l’équivalent métaphorique de la première, selon une analogie qui traverse le recueil (« [vous avez suivi] lui, la fille au tombeau, toi, le père à l’exil », à la fin de « À Aug.V. »).

            La mission que l’exilé ne peut accomplir, il la confie alors au livre. Le livre devient l’émissaire d’un prisonnier retenu dans sa geôle. On reconnaît là un motif originaire de la littérature de l’exil : au seuil des Tristes, Ovide chargeait son livre de voyager à sa place vers la Rome dont il est proscrit (« parve, nec invideo, sine me, liber ibis in Urbem », « petit livre, tu iras sans moi à Rome, et je ne t’en veux pas »). La perspective de Hugo est toutefois au moins à deux titres différente de celle d’Ovide. Si le livre est dans « À celle qui est restée en France » un représentant, c’est dans toute l’ampleur du mot : loin d’être seulement un émissaire (un « message », comme il est dit au v. 121, « que ce livre, du moins, obscure message, arrive »), il est un substitut, voire une incarnation du poète. L’expression « j’ai mis [mon âme] en ce livre pour elle » est lourde de sens : le livre est dépositaire du moi ; les Contemplations ne sont pas seulement les Mémoires d’une âme (titre alternatif avancé par Hugo dans la préface), elles sont l’âme du poète elle-même. Une deuxième originalité par rapport à l’incipit des Tristes est que chez Hugo, le livre s’envole moins vers une ville que vers un être. Si Hugo « met son âme » dans les Contemplations c’est « pour elle », pour Léopoldine. La consubstantialité entre livre et auteur, dans la genèse fantasmée que donne à rêver Hugo, n’aurait d’autre fin que de permettre la réunion avec la fille aimée, « celle qui est restée en France ».

            Il faut apprécier tout ce qu’impliquent les mots « pour elle » en fin de strophe. La préposition à, dans le titre du poème – « À celle qui est restée en France » – n’identifie pas tant une dédicataire, qu’une donataire : le poème (et avec lui le livre) est moins adressé à Léopoldine qu’offert à Léopoldine. J-M. Maulpoix, dans Poétique du texte offert, écrit : « plutôt que de don, sans doute faudrait-il, à propos d’un texte, parler de dédicace [3] ». Dans Les Contemplations, c’est pourtant bien d’un don qu’il s’agit, et envers une personne unique. Valéry écrivait à Gide en novembre 1891 : « Je songe à cette littérature admirable que l’on inventerait : d’écrire chacun de ses livres totalement pour un seul [4] ». Tel est le rêve qui se déploie dans « À celle qui est restée en France » : celui d’un livre qui soit écrit pour une seule.

 

*

 

            L’injonction « prends ce livre », au v. 275, crée un effet de clôture, cette invitation étant celle sur laquelle s’ouvrait déjà le poème (au v. 3, « ouvre tes mains et prends ce livre : il est à toi »). S’il s’agit d’un « envoi » – comme on parle d’envoi d’une ballade – c’est au sens le plus fort du terme : le livre est abandonné par le poète pour être remis à sa destinataire.

            Reçu et lu par une morte, le livre connaît alors une transformation. Il se métamorphose comme pour prendre le visage de sa lectrice : lu par un fantôme, il « devient fantôme » ; tenu par « un ange pâle », il est « pareil à l’aube qui pâlit ». Le même verbe, flotter, est employé à propos du linceul et du livre, comme si le livre devait prendre l’étoffe même des morts. Loin qu'il s’agisse d’une destruction brutale, Hugo rêve à une disparition progressive, subtile et continue.

            Le topos dont le poète prend le revers est celui du livre impérissable, de l’œuvre qui immortalise le souvenir : plutôt qu’un monument en l’honneur de la fille disparue, le recueil serait un texte éphémère, destiné à s’évanouir à mesure qu’il est lu. Mais cette dissolution magique donne en même temps au livre une valeur presque mystique. Texte hors du commun, Les Contemplations voyagent entre le royaume des vivants et le royaume des morts. La transformation du livre acquiert une portée religieuse avec la mention du « divin psaume », et la comparaison finale avec le « tourbillon de feu de l’encensoir » est riche de connotations : l’encens représente par excellence l’évanescence, l’immatérialité qu’atteint le livre, et l’image d’une messe des morts qui aurait lieu pour Léopoldine se dessine en surimpression.

            « Et que sous ton regard éblouissant et sombre / Chaque page s’en aille en étoiles dans l’ombre » : c’est sur l’antithèse, fondamentale dans l’imaginaire de Hugo, entre ombre et lumière (Philippe Lejeune a écrit une belle étude intitulée L'ombre et la lumière dans Les Contemplations), que reposent les derniers vers ; le regard de Léopoldine concilie obscurité et luminosité extrême, et les étoiles sont un reliquat de lumière dans l’ombre. Plutôt qu’anéanti, le livre est pulvérisé, disséminé, Les Contemplations devenant constellation. Dans Recherche de la base et du sommet, Char, si critique ailleurs envers Hugo, admire les textes hugoliens où « des pans de poèmes se détachent et, splendides, volent devant nous ». Tel est le spectacle grandiose auquel invite « À celle qui est restée en France ». Cette scénographie doit être comprise en plusieurs sens. La dissémination du livre lui fait certes rejoindre la morte : il faut que le recueil disparaisse pour qu’il s’adresse à une disparue. Mais, au-delà, l’éparpillement cosmique du volume signifie aussi qu’il n’est plus la propriété de personne : il est offert à tous, ou plutôt à tous ceux qui se reconnaîtront dans l’itinéraire endeuillé de Hugo. D’après cette image, lire Les Contemplations revient revient, enfin, à lire le ciel étoilé : le livre répondrait au rêve de se donner dans une lecture qui ne soit pas la lecture de caractères imprimés, mais la lecture, selon l’image chère à Hugo, du livre de la nature, en même temps que du livre, ouvert en grand, de l’âme humaine.

 

 

Nicolas Fréry

Mis en ligne le 30 août 2017

 

 

 

 

 



[1] Voir Claude Gély, « Le motif floral dans la poésie hugolienne, des Odes aux Contemplations », Cahiers de l’AIEF, 1986, n°38, p. 241-256.

[2] Ludmila Charles-Wurtz, « La poésie saxifrage », La Revue des Lettres modernes, « Victor Hugo », n°6, Minard, Caen, 2006.

[3] Jean-Michel Maulpoix, « Introduction à une poétique du texte offert », dans Poétique du texte offert, ENS éditions, 1996, p. 19.

[4] Cité par Jean-Michel Maulpoix, ibid., p. 20.