On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C’étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leurs Lois et leurs Politiques ils l’ont fait en se jouant. C’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie ; la plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. S’ils ont écrit de politique c’était comme pour régler un hôpital de fous. Et s’ils ont fait semblant d’en parler comme d’une grande chose c’est qu’ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensaient être rois et empereurs. Ils entrent dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu’il se peut.

 

(Pascal, Pensées, Sellier 457 / Lafuma 533)

 

 

           Dans la célèbre fresque de Raphaël L’École d’Athènes (1510), Platon et Aristote se tiennent en plein centre, au sommet des gradins, devant un portique ouvert sur le ciel. Rien de plus imposant que la prestance des deux philosophes, habillés de longues robes, serrant un livre d’une main, et montrant de l’autre, avec un geste noble et assuré, le ciel (Platon) ou la terre (Aristote). Tout dans ce portrait en majesté d’Aristote et Platon concourt d’une façon exemplaire à célébrer l’auguste dignité des deux grands noms de la philosophie antique. C’est le parti inverse que prend Pascal, dans un éloge de Platon et Aristote où il refuse précisément de les imaginer vêtus de « grandes robes de pédants ».

            Pascal s’érige doublement contre la représentation sclérosée que l’on est porté à se faire des philosophes de l’Antiquité. Non seulement il décrit Platon et Aristote comme affables et enjoués, mais, bien plus, il soutient que c’est à ce refus de la gravité qu’ils doivent d’être d’authentiques philosophes. Ainsi Pascal ébauche-t-il une redéfinition de la philosophie, en la situant dans ce qui passe pour lui être étranger. Platon et Aristote auraient moins été animés par l’esprit de sérieux, apanage prétendu des philosophes, que par l’esprit de jeu. L’importance du modèle du jeu dans les Pensées a été explorée dans un beau livre de Laurent Thirouin (Le Hasard et les règles, Vrin, 1991). Or, dans le fragment 457, un rôle décisif est conféré à la notion de jeu, dans toute son amplitude sémantique : Platon et Aristote écrivent par jeu, se jouent de la politique, et jouent à être graves. Il est question du jeu au sens de délassement sans conséquence, de moquerie, et de jeu théâtral (faire semblant). L’affirmation « ils l’ont fait en se jouant » invite à considérer ce fragment comme une des meilleures illustrations de la célèbre déclaration de Pascal selon laquelle « se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher » (Sel. 671).

         Comme le plus souvent, c’est en examinant le texte de Montaigne dont il s’est inspiré qu’on pourra apprécier l’originalité de la réflexion de Pascal. On ne s’étonne pas de trouver à la source du fragment 457, qui s’ouvre sur le mot « pyrrhonisme » (quelques lignes avant notre extrait), un passage de la grande méditation sur le scepticisme qu’est « l’Apologie de Raymond Sebond » (Essais, II. 12). Montaigne y assure, précisément, que c’est en partie « par jeu » que Platon et Aristote ont écrit leurs œuvres :

 

Chrysippus disait, que ce que Platon et Aristote avaient écrit de la Logique, ils l’avaient écrit par jeu et par exercice : et ne pouvait croire qu’ils eussent parlé à certes d’une si vaine matière. Plutarque le dit de la Métaphysique, Epicurus l’eût encore dit de la Rhétorique, de la grammaire, poésie, mathématique, et hors la physique, de toutes les autres sciences : et Socrate de toutes, sauf celle des mœurs et de la vie.

 

Par rapport au texte de Montaigne, Pascal a à la fois opéré un geste de condensation et de dilatation. Au sein d’une ample énumération associant Platon, Aristote, Plutarque, Épicure et Socrate, il ne retient que les deux premiers philosophes, Platon et Aristote, mais pour développer considérablement leur cas, à partir d’oppositions nouvelles (entre pédants et gens honnêtes) et d’une métaphore filée (celle de « l’hôpital de fous »). Si Pascal n’a cité que Platon et Aristote, c’est soit du fait de la notoriété des deux philosophes, qui incarnent la philosophie (Platon est traditionnellement considéré comme le père de la philosophie, et Aristote a longtemps été désigné comme « le Philosophe »), soit parce que les analyses de Pascal sur l’articulation entre esprit de jeu et esprit de sérieux trouvaient particulièrement à se vérifier chez Platon et Aristote. On rencontre ici un problème délicat, celui de la validité de l’interprétation que donne Pascal du projet philosophique de Platon et Aristote : concevaient-ils l’un et l’autre la philosophie comme Pascal assure qu’ils la concevaient ? Platon, pour se limiter à son cas, accorde certes une place de taille au jeu et à la raillerie dans ses dialogues : « nous n’avons fait que jouer un jeu » confie Socrate dans Phèdre (265d) et tel passage des Lois peut entrer en écho avec le fragment de Pascal (« les affaires humaines, il est vrai, ne sont pas dignes de beaucoup de sérieux – μεγάλης μὲν σπουδῆς οὐκ ἄξια – mais il est nécessaire de les traiter avec sérieux »). Préfigurant Pascal, La Mothe Le Vayer écrivait en 1638 : « Platon veut qu’on se porte aux plus sérieuses actions avec quelque sorte de récréation, parce que c’est ainsi qu’on imite l’auteur de la nature, qui n’a fait, dit-il, l’homme même son chef-d’œuvre, que comme en se jouant ». Il n’en demeure pas moins certain que Pascal, qui connaissait Platon et Aristote surtout par des sources médiates, ne se soucie en rien d’exactitude doctrinale. Le Platon et l’Aristote qu’il présente sont en bonne part des personnages imaginaires, destinés à exemplifier ce que Pascal estime être la vraie philosophie. Le fragment 457 gagne moins à être lu comme une méditation sur la philosophie de Platon et Aristote que comme une passionnante illustration de la philosophie de Pascal, ou plus précisément de la philosophie politique de Pascal.

            La politique, voilà bien ce dont rient Platon et Aristote chez Pascal, alors que chez Montaigne ils se jouent de la logique : d’un texte à l’autre, il ne s’agit pas de considérer le même champ d’investigation philosophique. C’est comme penseurs politiques, auteurs des Lois et des Politiques, qu’Aristote et Platon sont cités par Pascal. Platon n’est-il pas désigné comme « le plus sage des législateurs » dans le fragment Sel. 94 ? Ainsi l’extrait se termine-t-il par des réflexions sur l’ordre social, la folie des grandeurs, la possibilité de limiter l’exercice de la violence. Platon et Aristote ne se font aucune illusion sur la vanité des conventions et pourtant ils feignent de leur accorder quelque valeur. Ils sont par là une figuration parfaite de cette lucidité que Pascal attribue aux « habiles ». Dans des fragments célèbres de la liasse « Raison des effets », Pascal oppose trois regards sur les usages sociaux : celui du peuple, celui du demi-habile, celui de l’habile. Tandis que le peuple adhère aux coutumes des hommes en les croyant fondées en raison, et que le demi-habile les refuse au nom de leur absurdité et de leur illégitimité, l’habile tient du peuple et du demi-habile : il consent aux conventions, mais en vertu d’une « pensée de derrière », c’est-à-dire en étant conscient à la fois de leur vanité et de leur nécessité. Platon et Aristote ne sont pas dupes de la comédie humaine et pourtant ils y jouent lucidement un rôle : ils sont des habiles, là où par exemple, dans le fragment Sel. 480, Montaigne et Augustin font figure de demi-habiles.

            Il peut sembler, sur le plan idéologique, que l’habile soit au mieux un pessimiste, au pire un cynique : il sait que l’ordre humain est injuste mais se refuse à le changer. Dans notre extrait toutefois, Aristote et Platon, à défaut de tenter de remédier aux folies des hommes, s’efforcent d’en atténuer l’injustice. Deux verbes sont à cet égard essentiels : le verbe modérer (« modérer leur folie ») et le verbe régler (« régler un hôpital de fous »). Furetière donne de modérer une définition éloquente : « rendre moins violent ». Les philosophes se fixent pour tâche de limiter, de tempérer, l’exercice aveugle de la force. Le verbe régler quant à lui, relève à la fois du lexique politique, du lexique moral et du lexique du jeu. Aristote et Platon établissent moins des prescriptions visant à amender l’homme qu’ils ne cherchent des règles au jeu social, pour l’empêcher de sombrer dans le chaos. Ils sont, dirait-on de nos jours, les modérateurs du jeu. 

 

 

*

 

            Le texte s’ouvre sur l’examen ironique d’un cliché (d’où le on générique) qui s’impose à l’esprit, ou plus précisément à l’imagination (« on s’imagine »). Rien d’étonnant à ce que ce soient les vêtements de Platon et d’Aristote qui se présentent d’emblée à l’imagination. En effet, pour Pascal, très attentif dans les Pensées au signe social qu’est l’habit, le vêtement est par excellence un objet qui étourdit l’imagination : dans des lignes célèbres du grand fragment sur l’imagination (Sel. 78), Pascal a montré l’influence qu’exercent les somptueux habits (les « robes rouges » des magistrats, les « hermines dont ils s’emmaillotent ») sur la « maîtresse d’erreur et de fausseté » qu’est l’imagination. Les grandes robes sont ici des robes de pédant. Dans la langue classique, le mot pédant a deux sens, l’un et l’autre dépréciatifs : il s’agit selon Furetière d’un « terme injurieux dont on se sert pour parler avec mépris de ceux qui enseignent aux enfants [...] » ou d’un mot désignant « celui qui affecte hors de propos de paraître savant ». Dans les deux cas, le pédant tend à être un docte ridicule, drapé dans un faux savoir. Il fait depuis longtemps l’objet d’une riche littérature satirique, dans la lignée de laquelle s’inscrit Pascal – on pense au chapitre « Du pédantisme » des Essais (I. 25), où Montaigne cite le vers de Du Bellay : « mais je hais par sur tout un savoir pédantesque ».

            D’où provient cette réputation de pédanterie qui est attachée à Platon et Aristote ? Sans doute largement du fait que ces deux auteurs sont parmi les plus souvent convoqués par les pédants. Montaigne se moque ainsi régulièrement des doctes qui se réclament de ces deux philosophes. L’auteur des Essais sourit ici de tel homme qui suppose que « la touche et règle de toutes imaginations solides et de toute vérité c’est la conformité à la doctrine d’Aristote » (I. 26) ou note là que « tel allègue Platon et Homère qui ne les vit onc » (III. 12).

            Quelque liés qu’ils paraissent être aux pédants, Pascal soutient pourtant que Platon et Aristote s’en dissociaient. Dans la deuxième phrase, en rapport d’asyndète avec la première, il prend le revers de l’opinion commune. Loin d’être des cuistres, Platon et Aristote étaient selon Pascal des « gens honnêtes » : expression riche de sens, dans la mesure où elle renvoie à l’idéal social et moral, central au XVIIe siècle, de l’honnête homme. Tout oppose en effet l’honnête homme et le pédant. L’honnêteté, selon ses théoriciens Nicolas Faret et le Chevalier de Méré, suppose une aisance discrète, une affabilité cultivée, qui est l’inverse même de la fatuité tapageuse du pédant. Ce n’est pas le moindre intérêt de l’extrait que de croiser deux univers en décrivant des philosophes antiques à la lumière de la figure, fondamentalement dix-septièmiste, de l’honnête homme. Laurent Susini (L’Écriture de Pascal, Champion, 2008, p. 445) a montré que dans les années 1640-1660 d’autres auteurs – Guez de Balzac, Perrot d’Ablancourt – se plaisent à imaginer les philosophes de l’Antiquité à leur image, en vantant leur urbanité, leur enjouement, leur honnêteté. Dans le fragment de Pascal, il ne s’agit néanmoins que d’une caractérisation provisoire de Platon et Aristote : la suite du texte montrera qu’ils n’ont pas seulement l’affabilité de l’honnête homme (que Pascal admire, certes, mais dont il souligne fortement les écueils dans les Pensées) ; ils ont, mérite supérieur, la lucidité de l’habile.

            Platon et Aristote étaient des gens « comme les autres » : on reconnaît là une idée exprimée ailleurs par Pascal, à savoir que ceux que l’on appelle les « grands hommes » ne s’émancipent pas de l’humanité. « Ils ne sont pas suspendus en l’air tout abstraits de notre société » (Sel. 635), ils rejoignent les occupations du commun des hommes. Pascal en donne un exemple : ils « rient avec leurs amis ». Loin d’être inaccessibles, ils savent faire preuve d’humour et de familiarité (on sait le goût de Pascal pour les « pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie », Sel. 618). Le verbe rire annonce les deux verbes de la phrase qui suivent : « se divertir » et « se jouer ». Le verbe se divertir, notons-le, au lieu d’avoir le sens technique que lui a ailleurs conféré Pascal, signifie plus simplement ici « se réjouir », « s’égayer », voire, tout bonnement, « jouer ».

            Or, le paradoxe est que Platon et Aristote se divertissent en s’adonnant à une activité apparemment grave par excellence : la réflexion politico-juridique. La simple formule « se divertir à faire leurs Lois et leurs Politiques » laisse entendre que la politique est une mascarade dérisoire, une « plaisanterie » (Sel. 94) qui suscite le rire. Relevons un doute intéressant sur la transcription de l’expression « de leurs Lois et leurs Politiques » : dans l’édition Sellier, les deux mots sont en italique, mais non dans l’édition Lafuma. Faut-il penser, comme Sellier, que Pascal fait allusion à deux titres précis (Les Lois de Platon et Les Politiques d’Aristote), ou, à l’instar de Lafuma, qu’il désigne génériquement deux domaines de la philosophie (le droit, la politique) ? Les éditeurs de Port-Royal avaient retenu la deuxième option, puisqu’ils ont explicité ainsi le texte de Pascal : « quand ils ont fait leurs lois et leurs traités de politiques ». L’enjeu n’est pas colossal, mais la solution de Lafuma permet d’expliquer pourquoi Pascal cite Les Lois plutôt que le traité politique de Platon le plus communément lu : La République.

            La phrase qui suit est la plus paradoxale du texte : la « partie la plus philosophe » de la vie d’Aristote et de Platon serait celle où ils ne se mêlaient pas de philosophie. On peut comprendre cette affirmation à partir de la distinction implicite entre le discours philosophique et la vie philosophique. Si la philosophie est, comme le pensaient les Ancien, un art de la vie bonne, un « exercice spirituel » (P. Hadot), l’essentiel de la philosophie peut bel et bien résider en dehors du discours philosophique. Le philosophe n’est pas dépourvu de sérieux (philosophie et esprit de sérieux sont corrélés dans le superlatif « la partie la moins philosophe et la moins sérieuse ») mais ce qu’il envisage sérieusement est moins sa fonction publique de philosophe, qui n’est qu’un rôle qu’il joue dans la comédie du monde, que sa vie privée, qu’il mène le plus raisonnablement et le plus moralement qu’il le peut. 

 

*

 

            L’image de « l’hôpital de fous », filée dans les trois dernières phrases, constitue un pivot dans l’extrait. Il n’est pas indifférent que dans l’édition Lafuma (frg. 533), un alinéa soit marqué avant la phrase « s’ils ont écrit de politique, c’est comme pour régler un hôpital de fous ». Les éditeurs de Port-Royal, à l’origine de l’édition des Pensées qui a dominé de 1670 jusqu’au début du XIXe siècle, semblent avoir considéré que le fragment se composait de deux parties distinctes. Tel est en effet le texte tronqué (comme souvent dans l’édition de Port-Royal) auquel le lecteur de 1670 avait accès :

 

On ne s’imagine d’ordinaire Platon et Aristote qu’avec de grandes robes, et comme des personnages toujours graves et sérieux. C’étaient d’honnêtes gens, qui riaient comme les autres avec leurs amis. Et quand ils ont fait leurs lois et leurs traités de politique, ç’a été en se jouant, et pour se divertir. C’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie. La plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. (XXIX)

 

Le développement sur l’humaine folie a été tout bonnement supprimé, comme si les lignes qui précèdent formaient un ensemble autosuffisant. Quand les éditeurs de Port Royal réécrivent voire gomment les expressions de Pascal, c’est souvent pour aplanir les audaces stylistiques et philosophiques de l’auteur : faut-il en déduire que l’image de l’hôpital de fous paraissait ou trop extravagante ou trop hardie ?

            « Cachot » (Sel. 195), « île » (Sel. 229), « canton » (Sel. 230), Pascal a plusieurs fois, pour décrire la condition de l’homme, évoqué des espaces clos et aliénants. Il s’agit ici de la seule et unique occurrence de l’image de l’hôpital dans les Pensées. Il n’est pas question de comparer la terre à un hôpital quelconque (comme le fera Baudelaire au début du poème « Anywhere out of the world » : « cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit »), mais à un hôpital de fousL’expression est lexicalisée au XVIIe siècle. Dans son Histoire de la Folie (Gallimard, 1972, p. 53), Foucault a souligné l’apparition, entre la fin du XVIe et le début du XVIIsiècle, du « thème littéraire de l’hôpital de fous », qui prend la relève d’autres topoi comme celui de la nef des fous. Dans la lignée de El hospital de necios de Luis Hurtado de Toledo (1582), de l’Hospitale dei pazzi incurabili de Garzoni (1586), ou de Los Locos de Valencia de Lope de Vega (1590), Charles Beys écrit ainsi en 1635 une comédie à succès intitulée L’hôpital de fous, où un personnage déclare : « ce n’est qu’un hôpital que tout cet univers » (voir une étude à ce sujet dHélène Tropé). Dans notre texte, l’hôpital de fous est l’opposé de la cité policée ; au lieu de la communauté humaine harmonieuse qui pourrait être l’horizon théorique des penseurs politiques, s’impose l’image d’un lieu macabre où règne la déraison. Peut-être Pascal joue-t-il sur la traditionnelle définition de la philosophie comme médecine de l’âme : Platon et Aristote n’ont pas pour dessein de soigner les fous – ils ne s’en sentent pas capables –, ils s’efforcent seulement de rendre l’hôpital de fous supportable.

            La politique, dans un tel contexte, ne saurait être qu’une occupation vaine. Pourtant, Aristote et Platon feignent de lui accorder un grand crédit. C’est à ce stade du texte qu’on comprend pourquoi les deux philosophes, tout affables et joueurs qu’ils soient, ont acquis une réputation de gravité. C’est, tout simplement, parce qu’ils ont simulé la rigueur austère, parce qu’ils ont « fait semblant » de croire à la dignité des sujets qu’ils traitent. Pascal les présente comme rien de moins que des acteurs, qui donnent le change tout en conservant leur pensée de derrière. Ces comédiens lucides sont à l’opposé des « fous qui pensent être rois » : d’un côté se trouvent des acteurs qui savent bien se borner à jouer un rôle, et de l’autre côté des hommes qui prennent au sérieux une prestigieuse fonction qu’ils n’ont pas l’intelligence de considérer comme un simple rôle.

            Dans les représentations collectives, il est peu de formes de folie plus emblématiques que de s’imaginer investi du pouvoir suprême. Quand Descartes, dans la première Méditation, évoque les insensés, il songe d’abord à ceux dont « le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ». Pourquoi, aux yeux de Pascal, les grands de ce monde ne diffèrent-ils guère de ces « fous qui pensent être rois » ? Cette réflexion sur la royauté factice s’éclaire à la lumière du seul opuscule politique de Pascal, les trois Discours sur la condition des Grands : la royauté n’est pas une grandeur naturelle, mais un rôle social conféré arbitrairement à des hommes dépourvus de tout mérite intrinsèque justifiant qu’ils détiennent le pouvoir suprême. Dans le premier Discours, Pascal déclare :

 

Que diriez-vous de cet homme qui aurait été fait roi par l’erreur du peuple, s’il venait à oublier tellement sa condition naturelle, qu’il s’imaginât que ce royaume lui était dû, qu’il le méritait et qu’il lui appartenait de droit ? Vous admireriez sa sottise et sa folie. Mais y en a-t-il moins dans les personnes de condition qui vivent dans un si étrange oubli de leur état naturel ?

 

À la « sottise » s’ajoute « la folie » : le roi qui se méprendrait sur sa condition au point de se croire réellement roi peut être tenu pour fou.

           Platon et Aristote se gardent toutefois de dessiller les rois, de leur faire prendre conscience de leur déraison. Ils s’emploient au contraire à « entrer dans leurs principes », expression qui témoigne d’une rhétorique très pascalienne de l’insinuation, d’un art de se mettre à la place de l’interlocuteur pour mieux infléchir ses pensées. Afin d’être entendu des fous, Platon et Aristote sont prêts à feindre la folie ; le parallèle est fécond avec le fragment Sel. 31, un des quelques autres textes de Pascal sur l’universelle folie des hommes : « les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou ». Le même constat s’impose dans les deux textes : il faut acquiescer à la folie humaine. Dans notre fragment toutefois, si Platon et Aristote se résignent à la folie, ce n’est pas pour éviter la marginalité (« c’est une grande folie de vouloir être sage tout seul », écrit La Rochefoucauld dans ses Maximes), mais dans l’espoir de « modérer » la folie des autres. Il n’y a donc pas de démission totale des philosophes, de complet abandon de leur aspiration à une cité meilleure. Platon et Aristote conservent une action politique, fût-elle modeste. Le superlatif d’infériorité sur lequel se clôt le texte est éloquent (« au moins mal qu’il se peut ») : ils se contentent d’un pis-aller, mais qui permet de tempérer les conséquences ravageuses de la folie des Grands. 

 

        Ainsi Pascal, si sévère pourtant avec des penseurs qu’il a beaucoup fréquentés (Montaigne, Épictète), compose-t-il un éloge original des deux plus grands philosophes de l’Antiquité, à qui il prête la lucidité à la fois rieuse et sombre de l’habile. Platon et Aristote ne représentent pas pour autant le degré ultime de la sagesse selon Pascal. En témoigne le fragment Sel. 48 : « les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies ». Platon et Aristote raisonnent en sages, mais en sages dépourvus des lumières divines. Ils se conforment aux folies humaines par une lucidité véritable, mais nécessairement inférieure dans la logique de Pascal à la lucidité du « chrétien parfait » (Sel. 124), qui sait que le séjour dans « l’hôpital de fous » est, en dernière instance, une épreuve expiatoire imposée par Dieu.

 

 

Nicolas Fréry

Mis en ligne le 13 janvier 2018