Dans un épisode de Quatrevingt-treize, Victor Hugo imagine un singulier spectacle : trois enfants, René-Jean, Georgette et Gros-Alain, se livrent à la destruction systématique d’un livre luxueux, un Évangile selon Saint Barthélémy, qu’ils malmènent, lacèrent, réduisent à néant. Les sévices infligés au savant ouvrage sont décrits avec une plaisante précision :

 

Joyeux, éperdus, triomphants, impitoyables, déchirant les estampes, balafrant les feuillets, arrachant les signets, égratignant la reliure, décollant le cuir doré, déclouant les clous des coins d’argent, cassant le parchemin, déchiquetant le texte auguste, travaillant des pieds, des mains, des ongles, des dents, riants, roses, féroces, les trois anges de proie s’abattirent sur l’évangéliste sans défense.

Ils anéantirent l’Arménie, la Judée, le Bénévent où sont les reliques du saint [...], toutes les figures, toutes les cartes, et l’exécution inexorable du vieux livre les absorba tellement qu’une souris passa sans qu’ils y prissent garde. Ce fut une extermination.

(Hugo, Quatrevingt-treize, « Le massacre de Saint Barthélémy »)

 

L’« extermination » du livre est présentée comme une campagne militaire en règle, avec une cocasse multiplication de verbes (« déchirant », « balafrant », etc.) qui parodie le style épique. L’expression d’« exécution inexorable », frappante par le jeu de sonorités, est d’autant plus capitale que l’adjectif inexorable est un des maîtres-mots de Quatrevingt-treize, qui se clôt sur une authentique « exécution inexorable », celle de Gauvain.

          Le choix de l’Évangile selon Saint Barthélémy est évidemment riche de sens. Le titre de l’épisode, « Le massacre de Saint Barthélémy », permet à Hugo de ranimer le souvenir du « massacre de la Saint Barthélémy », les violences épouvantables commises le 24 août 1572. En mettant en balance une tuerie atroce qui a coûté des milliers de vie et une polissonnerie dont seul un vieil ouvrage fait les frais, Hugo, certes, crée un décalage comique, mais il brosse aussi implicitement un parallèle entre la Terreur et la plus sanglante guerre civile que la France ait connue précédemment : les guerres de religion.

                La référence à Barthélémy prend toutefois d’autant plus de relief que saint Barthélémy était un martyr, écorché en Arménie au Ier siècle. Tout se passe ainsi comme si le saint, à dix-sept siècles d’intervalle, endurait un second supplice, cette fois entre les mains de trois enfants : « telle fut la deuxième mise à mort de saint Barthélemy qui avait été déjà une première fois martyr l’an 49 de Jésus-Christ », conclut Hugo. À l’appui de ces déclarations héroï-comiques, le romancier fait un usage malicieux de la métonymie : rien n’étant plus habituel que de désigner un titre par son auteur (« j’ai abîmé Hugo » pour « j’ai abîmé mon édition de Quatrevingt-treize »), le massacre du livre de saint Barthélémy devient « le massacre de saint Barthélémy ». En s’attaquant au livre, les enfants semblent métaphoriquement s’en prendre au saint lui-même. 

          Or, les violences des enfants contre Saint Barthélémy ne sont pas présentées comme un odieux carnage, tant s’en faut. Hugo décrit la fougue des enfants avec une tendresse amusée et enthousiaste. L’extermination du livre a une portée symbolique transparente : elle incarne la destruction salvatrice d’un passé aliénant. Saint Barthélémy représente un cléricalisme austère et étriqué ; les enfants, en l’anéantissant, mettent à leur façon « un bonnet rouge au vieux dictionnaire ». Image du peuple libéré, René-Jean, Georgette et Gros-Alain, devenus « trois géants », s’arrachent triomphalement à une tradition sclérosée. 

            Même si ce n’est pas de façon aussi spectaculaire, on rencontre bien d’autres livres saccagés dans l’œuvre de Hugo. Ainsi du Plutarque en lambeaux qui se profile dans une page de Han d’Islande :

 

Un soupir profond fut la seule réponse d’Éthel ; et Schumacker, se penchant vers son bureau, continua de déchirer d’un air distrait quelques feuillets des Vies des Hommes illustres de Plutarque, dont le volume, déjà lacéré en vingt endroits, et surchargé de notes, était devant lui.

 

Le livre abîmé peut être métaphorique : livre du monde, livre de l’existence, selon des images chères à l’auteur, ses pages fourmillent de vie. Dans le poème « Saturne » des Contemplations, Hugo dit des méchants que leurs « esprits infâmes / Sont comme un livre déchiré ». Dans la section VI (VI. 3), l’image ancestrale du livre de la vie est étendue à l’humanité entière : « l’homme meurt quand Dieu fait au coin du livre un pli ».

            Ces quelques exemples glanés dans l’œuvre de Hugo montrent assez la richesse du motif du livre maltraité. Que le livre soit l’objet d’offensives en règle de la part de personnages biblioclastes (déchirure, brûlure), ou que le temps fasse plus banalement son œuvre (jaunissure, poussière), nombreux sont les écrivains qui exhibent le livre comme un objet vulnérable. Or, pour un auteur, professionnel du livre, décrire la violence faite à un ouvrage ne saurait être un geste anodin. Il n’est pas rare que cette détérioration soit présentée comme un spectacle insoutenable, le livre, objet d’exception, étant pensé comme un être vivant, ou du moins comme un substitut d’être vivant, qui subit moins des dégâts qu’on ne lui inflige des blessures. Mais parfois, c’est à l’inverse avec désinvolture, voire allégresse, que les auteurs se plaisent à imaginer la destruction méthodique de livres qu’ils tiennent en faible estime. Anéantir en imagination un livre constitue alors une offensive contre un auteur jugé médiocre ou dépassé. On le voit, la description de livres abîmés, qu’elle soit traitée sur un mode sérieux ou burlesque, révèle souvent le point de vue que l’écrivain porte sur un corpus d’ouvrages. Par le biais d’un pareil épisode, le lecteur peut par ailleurs réfléchir au rôle de la matérialité du livre dans son expérience de lecture – par exemple si, comme moi, il est attaché à l’intégrité de ses livres, dont il supporte mal la moindre déchirure. 

 

*

           

            L’extrait de Quatrevingt-treize le suggérait, la dégradation du livre est souvent présentée comme le fait d’un enfant. On pense d’abord à la figure de l’écolier rétif qui se venge sur son livre des tourments que les études lui font subir. Le Gil Blas de Lesage (1715) comporte une scène savoureuse de révolte contre la culture scolaire :

 

Je m’assis aux pieds d’un arbre qui bordait le grand chemin ; là, pour m’amuser, je tirai mon rudiment que j’avais dans mes poches et le parcourus en badinant ; puis, venant à me souvenir des férules et des coups de fouet qu’il m’avait fait recevoir, j’en déchirai les feuilles, en disant avec colère : Ah ! Chien de livre, tu ne me feras plus répandre des pleurs. J’assouvissais ma vengeance, en jonchant autour de moi la terre de déclinaisons et de conjugaisons.

 

L’extrait est fondé sur un effet de renversement : ce qui s’annonce d’abord comme une paisible scène de lecture (en extérieur, à l’ombre d’un arbre, selon une image topique) donne lieu à une vengeance en règle contre le livre. L’enfant ne s’acharne en l’occurrence pas contre son manuel de latin par haine de son contenu, mais des châtiments physiques qui lui sont associés : férules et coups de fouets. Locke écrivait vingt ans plus tôt dans ses Réflexions sur léduction (§164) que l’enfant « neuf fois sur dix a pris en dégoût [ce qu’il a appris au collège] à cause des mauvais traitements que cette étude lui a valus ». 

              La détérioration d’un livre de cours peut donner matière à des morceaux de bravoure, comme dans une scène célèbre et désopilante du Neveu de RameauLe Neveu évoque avec un parfait cynisme les cours de musique postiches qu’il dispensait. La leçon qu’il donne est d’un bout à l’autre une parodie de cours : loin d’avoir un ethos professoral, Lui « fait le fou » ; il passe moins de temps à instruire l’élève qu’à colporter des ragots ; les quelques paroles qu’il adresse à l’élève sont en fait dirigées à la mère (détentrice du porte-monnaie). Or, à la mauvaise volonté du maître répond la mauvaise volonté de l’élève, qui abandonne négligemment son livre aux griffes et aux dents de ses animaux de compagnie :

 

Allons, Mademoiselle ; prenez votre livre. Tandis que Mademoiselle, qui ne se presse pas, cherche son livre qu’elle a égaré : qu’on appelle une femme de chambre ; qu’on gronde, je continue : la Clairon est vraiment incompréhensible. On parle d’un mariage fort saugrenu. C’est celui de Mlle, comment l’appelez-vous ? Une petite créature qu’il entretenait, à qui il a fait deux ou trois enfants, qui avait été entretenue par tant d’autres. – Allons, Rameau ; cela ne se peut, vous radotez. – Je ne radote point. On dit même que la chose est faite. Le bruit court que de Voltaire est mort. Tant mieux. – Et pourquoi tant mieux ? – C’est qu’il va nous donner quelque bonne folie. C’est son usage que de mourir une quinzaine auparavant. Que vous dirai-je encore ? Je disais quelques polissonneries, que je rapportais des maisons où j’avais été ; car nous sommes tous grands colporteurs. Je faisais le fou. On m’écoutait. On riait. On s’écriait : il est toujours charmant. Cependant, le livre de Mademoiselle s’était enfin retrouvé sous un fauteuil où il avait été traîné, mâchonné, déchiré, par un jeune doguin ou par un petit chat.

 

La saveur de la dernière phrase vient d’abord de l’adverbe enfin : la stratégie dilatoire du maître et de l’élève ayant fonctionné à merveille, un long laps de temps s’est écoulé avant que ne débute la leçon. La forme pronominale passive, qui efface l’agent (« le livre s’était enfin retrouvé »), est en outre d’une ironie savoureuse. On apprécie du reste le parallélisme burlesque (« par un jeune doguin ou par un petit chat ») et l’effet comique des participes passés en gradation (« traîné, mâchonné, déchiré »). Le livre déchiré est métonymique de la leçon réduite à néant.

            Il est d’autres textes où le piètre état d’un livre de cours accuse la vacuité d’une leçon qui se révèle n’être qu’une parodie de leçon. Dans un chapitre de De grandes espérances, Dickens s’indigne du manque de moyens alloués aux écoles rurales de l’époque victorienne. Les élèves sont rassemblés dans une arrière-boutique mal éclairée, et dans un brouhaha complet, on leur fait déchiffrer des textes trop complexes pour eux. Or, l’indice le plus criant de l’échec de cette méthode éducative est l’état déplorable des quelques livres qui sont remis aux enfants :

 

Buddy leur distribuait trois Bibles en lambeaux [three defaced Bibles] rognées inégalement, plus mal imprimées qu’aucune des curiosités littéraires que j’ai rencontrées depuis lors, mouchetées partout de taches de rouille, et recelant divers spécimens du monde des insectes écrasés entre leurs feuilles. (Great Expectations, Chap. 10, trad. Pierre Leyris)

 

Dépecés, illisibles et répugnants, les trois livres n’ont plus grand-chose de livres saints. Il n’est pas anodin qu’il soit question de Bibles en lambeaux dans ce roman où les références bibliques sont nombreuses. Magwitch, trahi par son complice, a ainsi pour prénom Abel et porte avec lui « une graisseuse petite Bible à fermoir » sur laquelle il force ses interlocuteurs à prêter serment.

            Avec Lesage et Diderot, nous avons pu évoquer la haine ou le dédain de certains enfants pour leurs livres, mais nombreux sont les auteurs à peindre, à l’inverse, des enfants si avides de lecture qu’ils souffrent de voir leurs chers livres abîmés ou détruits. C’est exemplairement le cas dans une des autobiographies où la rencontre entre l’enfant et les livres est peinte avec le plus d’éclat : Les Mots de Sartre. Sartre rapporte que son grand-père, Charles Schweitzer, possédait deux éditions de Colomba de Mérimée. L’une immaculée, est toujours soigneusement rangée dans la bibliothèque, tandis que l’autre, utilisée en cours (pour des sujets de version, Schweitzer enseignant le français à de jeunes Allemands), est annotée, griffonnée, malmenée :

 

Ce livre-là, mon grand-père le mettait deux fois la semaine dans sa serviette, il l’avait couvert de taches, de traits rouges, de brûlures et je le détestais : c’était Mérimée humilié. (Les Mots, Gallimard, p. 59).

 

« Mérimée humilié » : l’agression contre le livre est vécue comme une intolérable agression contre l’écrivain, comme si l’ouvrage devenait l’incarnation de son auteur. L’image de l’écrivain « métamorphosé » en livre est de fait chère à Sartre, qui la développe à propos de ses lectures d’enfance (« Corneille, c’était un gros rougeaud, rugueux, au dos de cuir, qui sentait la colle [...]. Victor Hugo le multiple logeait partout », p. 55) avant de se l’appliquer à lui-même (« mes os sont de cuir et de carton, ma chair parcheminée sent la colle et le champignon, à travers soixante kilos de papier je me carre, tout à l’aise », p. 159). Bien d’autres écrivains se plaisent à décrire des livres usés par de longues années d’enseignement. Dans Vies Minuscules de Michon (1984), un professeur de langues anciennes chahuté, surnommé Achille par antiphrase, fait tomber de sa sacoche de « tristes plutarques exténués » (Folio, p. 111). Ce détail fugace, au milieu d’une œuvre dont le titre, Vies Minuscules, prend le revers de la tradition des Vies illustres, est riche de sens : « l’exténuement » des Plutarque révèle le dépérissement d’un modèle biographique et éthique ; les héros laissent place aux anonymes.

            S’il est toutefois une évocation mémorable, dans la littérature française, de la souffrance suscitée par la destruction d’un livre, c’est assurément à propos non d’un enfant, mais d’un tout jeune homme : le Julien Sorel de Stendhal. Au seuil du Rouge et le Noir, Julien est campé en lecteur. Un des tout premiers verbes à lui être associés est le verbe lire : « Julien lisait ». Or, un incident le force à se séparer du livre dont il se délecte le plus : le Mémorial de Sainte-Hélène.

 

En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit. [...] Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n’était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse : il ne savait pas lire lui-même.

Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l’équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche comme il tombait.

« Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure. »

Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour la perte de son livre qu’il adorait. [...] À peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu’il va me faire ! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre ; c’était celui de tous qu’il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène.

 

La douleur physique est moindre que la douleur de la perte : les blessures que Julien ressent dans sa chair lui paraissent moins insupportables que la disparition de l’ouvrage. Stendhal choisit habilement de ne révéler qu’à l’extrême fin de l’épisode le titre, lourd de sens, du livre lu par Julien. Il est courant qu’un romancier définisse un personnage de son livre en lui imaginant une passion pour d’autres livres. Prêter des préférences littéraires à un être de fiction : moyen bien connu de présenter son caractère et ses aspirations. Le goût de Julien pour le Mémorial de Sainte-Hélène annonce ainsi d’emblée l’ambition effrénée de Julien, qui ne cesse de se mesurer au conquérant par excellence, Napoléon. Or, le livre tombe dans le ruisseau, image qui ne manque pas de faire penser à l’expression courante (attestée dès le XVIIIe siècle) « tomber à l’eau ». Le sort réservé au livre annonce quels revers les ambitions de Julien essuieront.

 

*

 

           L’eau est certes un danger redoutable, mais dans l’imaginaire collectif, le principal ennemi du livre est le feu. L’étude de Lucien Polastron La Bibliothèque en feu (Gallimard, 2009) est riche en détails sur les épisodes de consumation massive de milliers d’ouvrages précieux. L’image de la bibliothèque incendiée, pour beaucoup de lecteurs, évoque en premier lieu l’univers de la contre-utopie, avec le célèbre Fahrenheit 451 (1953) de Bradbury. À lui seul, le titre a des lueurs d’incendie : l’auteur rappelle au seuil du roman qu’il désigne la température à laquelle le papier se consume. Dès l’incipit, le héros, Montag, est présenté dans son rôle oxymorique de pompier pyromane :

 

Il actionna l’igniteur d'une chiquenaude et la maison décolla dans un feu vorace qui embrasa le ciel du soir de rouge, de jaune et de noir. Comme à la parade, il avança dans une nuée de lucioles. Il aurait surtout voulu, conformément à la vieille plaisanterie, plonger dans le brasier une boule de guimauve piquée au bout d'un bâton, tandis que les livres, comme autant de pigeons battant des ailes, mouraient sur le seuil et la pelouse de la maison. Tandis que les livres s'envolaient en tourbillons d'étincelles avant d'être emportés par un vent noir de suie. (Trad. Jacques Chambon)

 

Deux aspects retiennent l’attention : l’insistance sur la goguenardise de Montag, qui s’épanouit virilement dans sa tâche destructrice, et le lyrisme avec lequel sont décrits les livres embrasés, dont les pages sont comparées à des ailes qui battent. L’analogie entre le livre et l’oiseau est une constante du roman. Tantôt la blancheur de la page rappelle la blancheur des ailes : « une page resta ouverte, comme une plume neigeuse sur laquelle des mots auraient été peints avec la plus extrême délicatesse ». Tantôt le papier réduit en morceaux ressemble à des plumes jonchant le sol : « et là, sur le sol, leurs couvertures déchirées et disséminées comme des plumes de cygne, ces livres incroyables qui avaient l’air si ridicules et si futiles ». Tantôt, enfin, les flammes qui crépitent sur les livres sont comparées à des plumes colorées : « et les livres de sautiller et de danser comme des oiseaux rôtis, des plumes rouges et jaunes embrasant leurs ailes ». Comme l’oiseau, le livre est vulnérable, mais représente une promesse d’évasion et de liberté. À l’extrême fin du roman, un personnage raconte à Montag le mythe du Phénix, l’oiseau de feu : Fahrenheit 451 se clôt sur l’espoir de voir le savoir livresque renaître de ses cendres.

            La danse endiablée des pages brûlées a un potentiel esthétique dont a tiré parti François Truffaut dans son adaptation cinématographique du roman (1966). C’est de ce film qu’est tirée l’image reproduite en tête de l’étude : l’embrasement d’un exemplaire de La Peau de Chagrin. Le roman de Balzac (1:35:30) est le dernier livre brûlé d’une série comprenant entre autres des romans de Twain, Kafka, Cocteau, Melville ; à sa suite Brönte, Sade, Queneau, Defoe, etc. connaîtront le même sort, avant que Montag ne se révolte contre son supérieur. Le choix de La Peau de Chagrin présentait pour Truffaut un intérêt certain : le livre brûlé se rétracte comme la peau magique et la grande leçon du roman de Balzac est que « vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit ». Il s’agit surtout pour Truffaut d’une autocitation à peine voilée, puisque dans son premier long-métrage, Les Quatre-cents coups, le jeune Antoine Doinel mettait le feu à un rideau en construisant un autel en l’honneur de Balzac. Truffaut, trois ans plus tard, montrera encore La Peau de Chagrin à l’écran : entre les mains de Jean-Paul Belmondo dans La Sirène du Mississipi.

            Deux siècles avant Fahrenheit 451, il était déjà question de livres incendiés dans un roman d’anticipation : L’an 2440, rêve s’il en fut jamais de Sébastien Mercier (1771). La différence est que Mercier écrit une utopie, là où Bradbury s’adonne au genre fondamentalement vingtièmiste qu’est la dystopie. Dans L’an 2440, la destruction de montagnes de livres, loin d’être un symptôme de la haine du savoir, est pensée comme une entreprise libératrice :

 

D’un consentement unanime, nous avons rassemblé dans une vaste plaine tous les livres que nous avons jugés ou frivoles ou inutiles ou dangereux ; nous en avons formé une pyramide qui ressemblait en hauteur et en grosseur à une tour énorme : c’était assurément une nouvelle tour de Babel. Les journaux couronnaient ce bizarre édifice, et il était flanqué de toutes parts de mandements d’évêques, de remontrances de parlements, de réquisitoires et d’oraisons funèbres. Il était composé de cinq ou six cent mille commentateurs, de huit cent mille volumes de jurisprudence, de cinquante mille dictionnaires, de cent mille poèmes, de seize cent mille voyages et d’un milliard de romans. Nous avons mis le feu à cette masse épouvantable, comme un sacrifice expiatoire offert à la vérité, au bon sens, au vrai goût. Les flammes ont dévoré par torrent les sottises des hommes, tant anciens que modernes. L’embrasement fut long. Quelques auteurs se sont vus brûler tout vivants, mais leurs cris ne nous ont point arrêtés ; cependant nous avons trouvé au milieu des cendres quelques feuilles des œuvres de P***, de De La H***, de l’abbé A***, qui, vu leur extrême froideur, n’avoient jamais pu être consumées. (XXVIII)

 

Les deux images les plus frappantes sont celle de la Tour de Babel et celle du « sacrifice expiatoire », qui confèrent une valeur religieuse à cet anéantissement des mauvais livres. Le texte est traversé par des réflexions comiques, telle la précision cocasse, jouant sur le sens figuré de l’adjectif froid (« en matière d’ouvrage d’esprit : qui ne pique pas, qui ne touche pas », Acad. 1762), sur les livres dont le style est trop froid pour qu’ils puissent être consumés.

            Certains ouvrages, en petit nombre, sont néanmoins sauvés des flammes. La suite du chapitre est consacrée à leur énumération, selon un classement ordonné, par nationalité et par genre. Originale façon, pour Mercier, d’exposer ses préférences littéraires, que d’imaginer quels livres échapperaient à l’incendie dans une société idéale. En voici quelques exemples :

 

Curieux, je m’approchai, et consultant la première armoire, je vis qu’on avait conservé parmi les Grecs, Homère, Sophocle, Euripide, Démosthène, Platon, et surtout notre ami Plutarque ; mais on avait brûlé Hérodote, Sapho, Anacréon, et le vil Aristophane.

[...]

La quatrième armoire offrait les livres italiens. La Jérusalem délivrée, le plus beau des poèmes connus, était à la tête. On avait brûlé une bibliothèque entière de critiques faites contre ce poème enchanteur. Le fameux traité Des délits et des peines avait reçu toute la perfection dont cet important ouvrage était susceptible. 

[...]

Enfin j’arrivai en face des écrivains français. Je portai une main avide sur les trois premiers volumes : c’étaient Descartes, Montaigne et Charron. Montaigne avait souffert quelque retranchement : mais comme il est le philosophe qui a mieux connu la nature humaine, on avait conservé ses écrits, quoique toutes ses idées ne soient pas absolument irréprochables. On avait brûlé et Malebranche le visionnaire, et le triste Nicole, et l’impitoyable Arnauld, et le cruel Bourdaloue. 

[...]

J’ouvrais, je feuilletais, je cherchais les écrivains de ma connaissance. Ciel, quelle destruction ! Que de gros livres évaporés en fumée ! Où est donc ce fameux Bossuet, imprimé de mon temps en vingt-deux volumes in quarto ? — Tout a disparu, me répondit-on. 

 

Le jeu des adjectifs (« on avait brûlé le vil Aristophane », « on avait brûlé et Malebranche le visionnaire et le triste Nicole ») montre assez que le narrateur approuve sans réserve la sélection qui a été effectuée. La postérité imaginée par Mercier est une « postérité redresseuse de torts », selon la formule de Baudelaire : le choix passe pour être effectué de la manière la plus juste et la plus raisonnable possible. À aucun moment n’apparaît le spectre, qui hantera les dystopies, d’une sélection destinée à asservir les lecteurs : les livres préservés sont ceux qui sont les plus propres – dans l’esprit de l’auteur – à instruire et libérer l’homme.

            Dans ce chapitre de L’an 2440, Mercier s’inscrit dans la filiation d’un texte qui a eu une riche postérité dans la littérature française des XVIIe et XVIIIe siècle : l’épisode de Don Quichotte où Cervantès imagine un « examen » (escrutinio) visant à déterminer quels livres sont bons pour les flammes et quels livres doivent être préservés. Dans le chapitre VI, un trio burlesque – constitué d’un barbier, de la nièce de Don Quichotte et d’un curé – s’introduit dans la bibliothèque de l’hidalgo pour jeter au feu les livres qui l’ont plongé dans la démence. S’ensuit un inventaire savoureux, assorti de commentaires à l’emporte-pièce, des livres favoris de Don Quichotte :

 

Le curé demanda au barbier de lui remettre ces livres un à un, pour voir quel était leur sujet, parce qu’il pouvait s’en rencontrer quelques un qui ne méritent pas d’être punis par le feu. « Non, dit la nièce, il faut n’en épargner aucun, parce que tous ont fait le mal ; il vaut mieux les jeter par la fenêtre dans la cour, en faire une pile, et y mettre le feu ; ou bien les emporter dans la basse-cour et c'est là que nous ferons le bûcher pour que la fumée n’incommode pas ».

[...] - «  Quel est ce gros volume ? » demanda le curé.

- « C’est, répondit le barbier, Don Olivante de Laura ».

- « L’auteur de ce livre, dit le curé, est celui qui a aussi écrit Le Jardin des Fleurs, et en vérité, je ne saurais guère dire lequel des deux livres est le plus véridique, ou pour mieux dire, le moins menteur ; tout je que je peux dire, c’est qu’il ira à la basse-cour parce qu’il est extravagant et présomptueux ».

- « Le suivant, dit le barbier, est Florismante de Hircania ».

- « Ah, répliqua le curé, le seigneur Florismarte est donc ici ? Ma foi, qu’il se dépêche de finir dans la basse-cour, en dépit de son étrange naissance et de ses aventures merveilleuses, car la sécheresse et la dureté de son style ne méritent pas d’autre fin. Direction la basse-cour pour ces deux livres, madame la gouvernante ».

- « Avec plaisir, seigneur », répondit-elle ; et elle exécuta ces ordres avec beaucoup de joie.

- « Celui-ci est El caballero Platir », dit le barbier.

- « C’est un vieux livre, dit le curé, et je n’y trouve rien qui mérite grâce. Qu’il accompagne les autres sur le champ ».

Ainsi fut fait. [...] (trad. Dubochet revue).

 

La sentence est prononcée par un ecclésiastique, le châtiment se fait par le feu, les décisions sont des plus arbitraires : Cervantès parodie l’Inquisition. Curieux inquisiteur cependant que le curé, qui semble avoir lu assidûment les romans de chevalerie : il connaît parfaitement auteurs, livres et intrigues, et avoue son plaisir de lecteur (« vous avez là Tirant-le-Blanc ! Donnez-le vite, compère, car je réponds bien d’avoir trouvé en lui un trésor d’allégresse et une mine de divertissement »). Ses jugements, loin d’être seulement moraux, sont parfois esthétiques : c’est à son mauvais style que le seigneur Florismante (confusion non plus du livre et de l’auteur, mais du livre et du héros) doit d’être brûlé. Telle est l’ironie dissolvante de Cervantès qu’il prête partiellement au curé ses propres goûts littéraires mais en nous empêchant, par de nombreux effets de décalage comique, d’identifier son opinion et celle du personnage. L’un des derniers livres cités dans le chapitre se trouve être un livre de Cervantès lui-même, La Galatée, qui fait l’objet d’un jugement élogieux de la part du curé.

            Il est explicitement question de l’Inquisition dans la dernière bibliothèque en feu que nous évoquerons, celle de l’abbaye du Nom de la Rose d’Umberto Eco (1980), portée à l’écran par Jean-Jacques Annaud (1986). Guillaume de Baskerville finit par accéder à l’ouvrage autour duquel gravite l’intrigue du roman, la partie de La Poétique qu’Aristote aurait consacrée à la comédie, mais le bibliothécaire, Jorge de Burgos, horrifié que le Philosophe puisse réhabiliter le rire, met tout en œuvre pour le détruire. Il commence par dévorer le livre – signant ainsi sciemment sa propre mort, les pages étant empoisonnées – puis provoque un incendie dans la bibliothèque :

 

Il commença avec ses mains osseuses et diaphanes à déchirer lentement, morceau par morceau, les molles pages du manuscrit, en les portant petit à petit à sa bouche, et en mastiquant lentement, comme s’il consommait l’hostie et voulait qu’elle fasse chair avec sa propre chair. [...] Il cherchait à se relever, mais il continuait à déchirer les pages, comme pour dévorer le plus hâtivement possible sa proie.

[...] Il m’arracha la lampe d’un coup et la lança en avant ... La lampe tomba pile sur le tas de livres renversés, accumulés l’un sur l’autre et ouverts en grand. L’huile se renversa, un parchemin fragile prit soudain feu comme un faisceau de brindilles.

[...] La chaleur était désormais si forte que Jorge la percevait parfaitement, il sut avec une certitude absolue où était le feu, et il y jeta l’Aristote.

 

La comparaison avec la consommation de l’hostie surprend, le livre d’Aristote étant aux yeux de Jorge un ouvrage sacrilège. Sans doute faut-il comprendre que c’est la nature diabolique du bibliothécaire – qualifié par Guillaume à la fin du roman d’« Antéchrist » – qui se révèle dans cette communion pervertie. 

 

*

 

            Le Jorge de Burgos du Nom de la Rose, érudit aveugle, maître d’une bibliothécaire labyrinthesque, est une transposition comique de Jorge Luis Borges. Parmi les innombrables livres – brefs in octavo ou lourdes encyclopédies – qui parcourent les contes de Borges, l’auteur a imaginé le paradoxe, contrepoint essentiel dans notre étude, du livre indestructible. Il s’agit du Livre de sable, ainsi baptisé, écrit le narrateur, parce que « ni le livre ni le sable n’a de début ni de fin ». Ce livre dont les pages sont en nombre infini paraît au narrateur si monstrueux qu’il envisage de le brûler :

 

Je pensai au feu, mais je craignis que la combustion d’un livre infini ne soit de même infinie et n’asphyxie la planète par sa fumée. (Borges, « Le Livre de sable »)

 

Le livre magique fantasmé par Borges doit à son nombre infini de pages d’être invulnérable. Des liens évidents unissent le motif du livre infini dans « Le livre de sable » et celui de la bibliothèque infinie dans un autre conte fameux de Borges, « La bibliothèque de Babel ». La Bibliothèque, espace vertigineux comprenant tous les livres possibles, a fait l’objet de « déprédations » de la part de « fanatiques », mais leur entreprise s’avère d’une vanité complète :

 

Quelques-uns crurent que l’essentiel était d’éliminer les œuvres inutiles. Ils envahissaient les hexagones, exhibant des permis parfois authentiques, ils feuilletaient avec ennui un volume et ils condamnaient des étagères entières : on doit à leur fureur hygiénique, ascétique, la perte insensée de millions de livres. Leur nom est exécré, mais ceux qui déplorent les « trésors » que leur frénésie a détruits, négligent deux faits notoires. Le premier : la Bibliothèque est si énorme que toute réduction d’origine humaine s’avère infinitésimale ; le deuxième : chaque exemplaire est unique, irremplaçable, mais (comme la Bibliothèque est totale) il y a toujours des centaines de milliers de fac-similés imparfaits, d’œuvres qui ne diffèrent que d’une lettre ou d’une virgule. Contre l’opinion générale, j’ose supposer que les conséquences des déprédations commises par les Purificateurs, ont été exagérées par l’horreur que ces fanatiques ont provoquée.

 

« Fureur ascétique », « horreur que ces fanatiques ont provoquée » : on apprécie combien le narrateur borgésien allie rigueur dans l’analyse logique et ironie constante, dans ce conte métaphysique qui suscite à la fois le vertige et le rire. Si la bibliothèque comprend une infinité de livres, elle accueille une quasi-infinité de livres ne différant l’un de l’autre que par des détails insignifiants : l’anéantissement total d’un livre s’avère une tâche pratiquement impossible.

            Le livre indestructible est un premier cas-limite qu’il s’agissait d’aborder en fin d’étude. Autre cas intéressant, celui du livre qui au lieu d’être anéanti est transformé : d’objet livresque il devient un objet autre, employé à des fins parfois inattendues. Les pages déchirées permettent par exemple le rapprochement amoureux dans La Chartreuse de Parme, quand Fabrice, à partir d’un bréviaire, confectionne méthodiquement un alphabet pour communiquer avec Clélia depuis sa cellule de la Tour Farnèse :

 

Fabrice se hâta de déchirer un grand nombre de feuillets du bréviaire, à l’aide desquels il fit plusieurs alphabets ; chaque lettre était proprement tracée avec du charbon écrasé délayé dans du vin. Ces alphabets se trouvèrent secs lorsque à onze heures trois quarts Clélia parut à deux pas en arrière de la fenêtre de la volière. La grande affaire maintenant, se dit Fabrice, c’est qu’elle consente à en faire usage. Mais, par bonheur, il se trouva qu’elle avait beaucoup de choses à dire au jeune prisonnier sur la tentative d’emprisonnement : un chien des filles de service était mort pour avoir mangé un plat qui lui était destiné. Clélia, bien loin de faire des objections contre l’usage des alphabets, en avait préparé un magnifique avec de l’encre. La conversation suivie par ce moyen, assez incommode dans les premiers moments, ne dura pas moins d’une heure et demie, c'est-à-dire tout le temps que Clélia put rester à la volière. (Stendhal, La Chartreuse de Parme, II.19)

 

Longtemps non verbale – échanges de regard, gestes, indices de présence – la communication entre Fabrice et Clélia passe désormais par le médium de l’écrit, du fait du danger (Fabrice risque d’être empoisonné, mais s’en soucie fort peu tant qu’il lui est loisible d’échanger avec l’aimable Clélia). Cette fiction d’un dialogue saccadé, par exhibition des lettres l’une après l’autre, est d’une invraisemblance délicieuse : ne s’agit-il pas de laisser entendre que pour deux nobles âmes comme Fabrice et Clélia, la communication est possible quel que soit l’obstacle ?

            Au terme de ce parcours, c’est à Hugo qu’il faut revenir, pour envisager la situation paroxystique où le livre détruit n’est autre que le livre qui nous est donné à lire. À la fin des Contemplations, Hugo imagine qu’en offrant le recueil à sa fille disparue, le livre, prenant l’étoffe des morts, s’évanouit peu à peu, jusqu’à finir disséminé dans les étoiles (voir le commentaire de ce beau texte). L’anéantissement du livre signe ici son apothéose ; les poèmes, devenus stellaires, connaissent un éparpillement cosmique qui leur confère une valeur mystique :

 

Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume !
Qu’entre tes vagues mains il devienne fantôme !
Qu’il blanchisse, pareil à l’aube qui pâlit,
À mesure que l’œil de mon ange le lit,
Et qu’il s’évanouisse, et flotte, et disparaisse,
Ainsi qu’un âtre obscur qu’un souffle errant caresse,
Ainsi qu’une lueur qu’on voit passer le soir,
Ainsi qu’un tourbillon de feu de l’encensoir,
Et que, sous ton regard éblouissant et sombre,
Chaque page s’en aille en étoiles dans l’ombre ! (Hugo, « À celle qui est restée en France », VII)

 

 

 

Nicolas Fréry
Mis en ligne le 15 février 2018