Au fond d’un tiroir

 

Autant la soudaine reviviscence d’un pan de notre vie dont nous avions perdu tout souvenir mais qui, aussitôt rappelé à notre mémoire, s’insère harmonieusement à la trame, réelle ou rêvée, de notre existence, nous procure un sentiment de triomphe (ainsi qu’au conservateur de musée une relique récemment exhumée qui parachève une collection d’objets de même facture), autant nous coûte-t-il d’être mis en demeure de reconnaître comme nôtres des actes et des propos que d’irréfragables preuves nous forcent à attribuer à notre moi passé alors que rien n’y porte l’empreinte de celui que nous croyons être ou avoir été.

Jamais je n’en fis mieux l’expérience qu’un jour de désœuvrement où, arpentant cette jungle domestique – inhospitalière et touffue – qu’est le grenier d’une vieille demeure, je m’approchai d’un buffet dont le tiroir céda en grinçant, comme réticent à me livrer son contenu. En m’avisant que les feuilles jaunies qui s’échappèrent pêle-mêle étaient couvertes de lignes dont le tracé m’était aussi familier (car il s’agissait de toute évidence de mon écriture) que la substance du texte, naïve et affectée, me semblait étrangère, je ne fus pas moins frappé de stupeur que ne l’eût été la victime d’une contrefaçon mise face à face avec le travail virtuose d’un faussaire ayant imité à la perfection sa graphie pour lui extorquer quelque somme d’argent ou le brouiller avec sa maîtresse. Mais à mesure qu’une ressemblance se faisait jour entre les tournures maladroites que j’avais sous les yeux et des affèteries de style que je me rappelais confusément avoir un jour goûtées (ainsi qu’on garde, au réveil, l’ébauche d’un rêve déplaisant où l’on s’était couvert de honte), je me vis contraint de me supposer l’auteur de ces pages que je désavouais pourtant de tout mon être, comme un organisme rebelle, dans ces opérations chirurgicales dont aimait à me parler Cottard, rejette le corps étranger qu’on entreprend de greffer sur lui.

Je ne parvenais pas à détacher mes yeux de ces feuilles qui me perçaient pourtant davantage le cœur que les lettres de rupture les plus déchirantes, tant il est vrai que la seule chose qui nous est plus insoutenable que la perte d’un être cher, c’est la dépossession de soi. Je compris ce jour-là quelle erreur avait été la mienne chaque fois que, lisant dans le journal que quelque érudit avait publié les juvenilia d’un écrivain que j’aimais, j’avais tressailli d’aise (tel l’enfant qui apprend que la maison familiale qu’il s’imaginait connaître « sur le bout des ongles », selon l’expression de Françoise, comportait une pièce ignorée de tous) au lieu de me demander si l’auteur de cet inédit n’eût pas été aussi atterré de le savoir exposé aux côtés de ses œuvres maîtresses dans les rayonnages d’une librairie, qu’un pianiste de renom d’entendre son public réclamer qu’il exécute des gammes après avoir interprété avec brio une sonate de Beethoven.

Je ne pouvais concevoir que ma graphie eût si peu changé alors que mes idées s’étaient du tout au tout métamorphosées, comme si la fragile armature que composaient ces f, ces g et ces s si reconnaissables à leurs boucles et à leurs jambages s’était maintenue pour supporter des édifices d’allure toute différente. Quelle dérision surtout de voir le jeune homme que j’avais été proclamer des opinions que j’eusse juré n’avoir jamais eues, ou peiner à se libérer d’influences littéraires dont je m’étais toujours cru préservé ! Je parcourus, après des portraits sans saveur et de fastidieuses dissertations, une évocation des reflets tantôt orangés tantôt amarante du nom de Guermantes dans laquelle certes, l’abîme n’était à première vue pas si grand entre telle expression sans grâce et la formule plus heureuse qui seule désormais m’eût contenté. Mais d’un texte à l’autre – de celui que je lisais à celui que j’eusse aimé lire – il y avait moins une éclosion, c’est-à-dire un déploiement de qualités déjà en germe (comme le postulent naïvement les critiques qui croient après coup reconnaître en puissance, dans des textes de jeunesse, l’art de l’écrivain mûr), qu’une authentique mue : le passage à un autre ordre de réalité, dès lors que le cocon d’un style rigide et froid se fissure et qu’ailé, diapré, se libère le beau.

Je me demandai alors s’il n’était pas inévitable que cette béance qui existait entre deux époques de ma vie n’en vînt encore, à l’avenir, à séparer celui que j’étais de celui que j’allais devenir. Ainsi, ce qui me tourmentait le plus, en lisant ces pages d’autrefois, n’était-ce pas, lancinante, la peur d’imaginer l’accueil déplorable que les textes que j’avais depuis lors écrits – et dont j’avais peut-être non moins tort d’être satisfait que le moi passé de s’enorgueillir de ses piètres productions – s’exposeraient à recevoir de mon moi futur le jour où, à son tour, il les arracherait à l’obscurité d’un tiroir ?

 

 

Nicolas Fréry (2020)