« Qu’à ma mort la terre soit la proie des flammes », aurait déclaré un personnage dans une tragédie d’Euripide disparue. Tout laisse à première vue croire que ce vers d’origine obscure, devenu en grec un adage, est le strict équivalent du proverbe français « après moi le déluge », qui signifie couramment depuis le XVIIIe siècle : « peu m’importe la catastrophe qui surviendra après ma mort » (TLF). Le personnage du pseudo-Euripide se désolidariserait du sort du monde dès lors qu’il n’en fait plus partie. Il pourrait assurer, à la façon du Suréna de Corneille (acte I, scène 3) : « que tout meure avec moi, Madame. Que m’importe / Qui foule après ma mort la Terre qui me porte ? ».

            L’injonction « que la terre soit la proie des flammes », isolée de son contexte, n’est toutefois pas sans ambiguïté : on peut y lire certes de la désinvolture (« qu’importe qu’elle brûle »), mais certains auteurs, comme Dion Cassius et Rabelais, y ont plutôt vu un souhait (« puisse-t-elle brûler »). Le sens dès lors change radicalement : l’homme d’Euripide n’est plus un égoïste qui n’a cure de ce qui advient sur la terre quand il l’aura quittée, il est un égocentrique qui rêve que la marche du monde s’arrête s’il n’en fait plus partie. Le destin du monde après sa mort ne lui est pas indifférent, au contraire : il fait l’objet d’un désir atroce, tyrannique, à savoir que le monde ne soit plus dès lors qu’il n’en est plus. Loin de hausser les épaules en s’exclamant « après moi, le déluge », cet homme souhaite avec ardeur un déluge qui surviendrait non pas tant après sa mort qu’en même temps que sa mort.

            L’adage grec, compris ainsi, est l’expression frappante d’un fantasme à la fois monstrueux et désespérément humain, celui d’une disparition individuelle qui aurait des répercussions cosmiques, celui de la mort d’un être qui scellerait la mort du monde. Il peut sembler que ce rêve mortifère procède d’un solipsisme mal compris. Lorsque Bossuet déclare dans un sermon : « quand je meurs, tout meurt avec moi », ou quand Borges, dans son poème « Le suicidé », écrit : « je mourrai et avec moi la totalité / de l’intolérable univers », il n’est question que de dire qu’à ma mort, je cesse d’avoir conscience des choses, donc que quand je meurs, tout meurt pour moi. Dans la logique du personnage d’Euripide pourtant, quand je meurs, tout mourrait en soi. Comme Jankélévitch l’écrit au seuil de La Mort, la mort est l’expérience de la disproportion entre le moi et le monde : ce qui est pour moi l’événement absolu n’est rien à l’échelle du monde. C’est cette insignifiance de sa propre mort que refuse d’accepter l’homme hanté par le rêve d’une annihilation simultanée de soi-même et du monde. Il ne peut se résoudre à la vérité, aussi banale qu’atroce, selon laquelle « les monts ne bougent de leurs lieux » pour un individu qui disparaît (Villon, Le Testament). Nous parcourrons librement divers textes, de genres et d’époques divers, qui sont comme une variation, tragique ou dérisoire, sur ce vers attribué à Euripide.

 

 

*

 

            Il nous faut d’abord envisager la postérité directe, très riche, de ces quelques mots prêtés, à tort ou à raison, à Euripide. Sur le vers grec en lui-même (« Ἐμου θανόντος, γαῖα μιχθήτω πυρί »), peut-être tiré d’un Bellérophon disparu, contentons-nous de préciser qu’il signifie littéralement : « moi mourant, que la terre soit mêlée avec le feu ». C’est en effet l’idée de mélange, de confusion destructrice entre des éléments antagonistes, qui est portée par le verbe μιχθήτω. Parmi les Anciens qui ont cité ce vers, figure Cicéron, dans le De finibus (III.19) :

 

C’est pourquoi il faut louer celui qui court à la mort pour le salut de l’État, puisque notre patrie doit nous être plus chère que nous-mêmes. Et à l’inverse il faut mépriser et couvrir d’opprobre le sentiment de ceux qui, disent-ils, ne se soucient pas qu’après leur mort les flammes dévorent la terre, ce que l’on exprime d’ordinaire par un vers grec bien connu.

 

Le « vers grec bien connu », ici glosé en latin (« ipsis mortuis terrarum omnium deflagratio consequatur ») est bien sûr l’adage issu d’Euripide. Sur ce texte de Cicéron, nous ferons deux remarques.

     1) Le personnage d’Euripide n’intervient que dans un second temps, comme envers méprisable d’une figure exemplaire, le patriote. De fait, les deux hommes sont en parfaite opposition : là où le misanthrope d’Euripide ne daigne pas faire de souhait favorable, fût-il de pure forme, pour les générations à venir, le patriote aime assez ceux qui viendront après lui pour leur sacrifier sa vie. Aussi serait-il intéressant d’évoquer, en contrepoint du vers prêté à Euripide, les déclarations de martyrs dont le rêve profond est justement que le monde non seulement leur survive, mais encore ait plus de vitalité et de beauté après leur mort. Dans le poème « Si je mourais là-bas » d’Apollinaire (Poèmes à Lou), le je imagine sa mort individuelle comme une explosion de joie universelle. Lmort d’un être a des répercussions cosmiques, non parce que le défunt entraîne autrui dans sa mort mais parce que sa mort devient (non sans ambiguïté) une prodigieuse source de vie : « le fatal giclement de mon sang sur le monde / Donnerait au soleil plus de vive clarté ». On gagnerait à explorer les transformations de ce rêve d’une disparition individuelle qui prête au monde un éclat nouveau. C’est ainsi que Simone Weil, citant Phèdre (« Et la mort à mes yeux ravissant la clarté / Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté ») écrit : « que je disparaisse afin que ces choses que je vois deviennent, du fait qu’elles ne seront plus choses que je vois, parfaitement belles » (La Pesanteur et la Grâce, Plon, p. 94). 

              2) Pour en revenir au De Finibus, remarquons que parmi les deux interprétations du vers grec que nous avons distinguées, Cicéron retient la première. L’auteur dépeint en effet des hommes qui ne se soucient pas qu’un cataclysme advienne à leur mort, mais ne vont pas jusqu’à l’appeler de leurs vœux. Cicéron ne fustige pas un désir meurtrier, mais une indifférence égoïste. L’expression grecque « bien connue » se trouve être chez lui l’ancêtre rigoureux de la formule « après moi le déluge ». Cette interprétation paraît philologiquement parlant la plus exacte, si l’on observe que le vers d’Euripide est parfois complété comme suit dans les anthologies : « peu m’importe, puisque tout est bien pour moi » (« οὐδὲν μέλει μοι· τἀμὰ γὰρ καλῶς ἔχει »). 

              Il existe cependant bel et bien une interprétation concurrente, dont on trouve un exemple chez Dion Cassius, à propos de la démesure de Tibère :

 

Aussi a-t-on prétendu que Tibère avait sans cesse à la bouche cet antique adage : « Qu'à ma mort la terre soit la proie des flammes » et que sans cesse il vantait le bonheur de Priam, qui avait péri avec sa patrie et avec son royaume (Histoire romaine, 58.23).

 

En érigeant la mort de Priam en modèle de la mort heureuse, Tibère témoigne d’un désir odieux d’entraîner tout ce qui l’entoure dans sa propre mort. Le scandale de cette déclaration est patent, dans la mesure où au chant II de L’Énéide, Virgile avait justement présenté la mort de Priam comme le paradigme de la mort atroce : quelle pire fin que de succomber en voyant sa patrie en flammes et les siens massacrés ? Selon une effrayante inversion, ce qui fait l’horreur de la mort de Priam lui donne dans l’esprit de Tibère une aura unique : la mort serait allégée dès lors que tous en sont au même moment frappés. Il y aurait une valeur consolatoire de l’anéantissement du monde, dont rend compte à sa façon Sénèque dans les Questions naturelles :

 

S’il faut mourir, que je meure en même temps que le monde s’écroule ; non qu’il soit juste de souhaiter un désastre public (optare caedem publicam), mais c’est un immense soulagement (ingens solacium) de mourir en voyant que le monde, lui aussi, est mortel.

 

Toute la différence est que Sénèque songe ici à la doctrine stoïcienne de l’ekpurosis, en vertu de laquelle la destruction du monde est un phénomène naturel et périodique. Rien de tel chez Tibère, qui voudrait au contraire enfreindre les lois de la nature. L’Empereur fait à ce titre preuve d’une hubris et d’une perversité que l’on n’est pas surpris de retrouver chez Néron, qui se référant au vers d’Euripide, aurait ajouté qu’il aimait mieux encore que ce soit de son vivant, et non à sa mort, que la terre soit la proie des flammes (Suétone, Vie de Néron, 38).

            C’est précisément Tibère et Néron que Rabelais convoque dans une page du Quart-Livre où il cite le vers d’Euripide, à propos de l’auteur du massacre des Innocents :

 

C’est par aventure la cause pour laquelle Hérode le tyran, cruel roi de Judée, se voyant près de mourir d’une manière horrible et épouvantable (car il mourut d’une phtiriase mangé des vers et des poux, comme auparavant étaient morts L. Sylla, Pherecydes Syrien précepteur de Pythagore, le poète grec Alcman, et autres) et prévoyant qu’à sa mort les Juifs feraient feu de joie, fit se rassembler en son Sérail tous les nobles et magistrats de toutes les villes, bourgades, et châteaux de Judée, sous prétexte et occasion mensongère de leur vouloir communiquer des choses d’importance pour le régime et gouvernement de la province. Quand ils furent venus et qu’ils parurent en personne, il les fit enfermer dans l’hippodrome du Sérail. Puis il dit à sa sœur Salomé, et à son mari Alexandre : je suis assuré que de ma mort les Juifs se réjouiront, mais si vous voulez m’écouter, et exécuter ce que je vous dirai, mes obsèques seront honorables, et il y aura lamentation publique. À l’instant que je serai trépassé, faites par les archers de ma garde, auxquels j’en ai expresse commission donné, tuer tous ces nobles et magistrats, qui sont céans enfermés. Ainsi faisant, toute la Judée malgré elle en deuil et lamentation sera, et il paraîtra aux étrangers que c’est à cause de mon trépas, comme si quelque âme Héroïque fut décédée. Autant en affectait un désespéré tyran, quand il dit : « Moi mourant la terre soit avec le feu mêlée », c’est à dire, « périsse tout le monde ». Lequel mot ce vaurien de Néron changea disant, moi vivant : comme atteste Suétone. Ceste détestable parole, de laquelle parlent Cicero lib. 3. de Finibus. et Sénèque lib. 2. de Clemence, est par Dion Nicæus et Suidas attribuée à l’empereur Tibère (chap. XXVI ; texte modernisé)

 

Sur ce texte très riche, nous ferons cinq remarques. 1) Le vers grec est in fine cité, et, chose intéressante, il est glosé, devenant « moi mourant, périsse tout le monde » : alors que la locution habituelle est « pereat mundus, fiat justitia » (« périsse le monde, mais que la justice soit »), le « pereat mundus » n’est ici corrélé à l’avènement d’aucune justice. 2) On ne peut qu’être frappé par l’expression « à l’instant que je serai trépassé » : Hérode exige une simultanéité parfaite entre sa mort et celle de ses prisonniers, comme si cette concomitance lui épargnait l’inévitable solitude du mourant. 3) Rabelais a beau citer le vers d’Euripide, Hérode ne désire pas l’anéantissement du monde. Il fait périr en même temps que lui des victimes choisies, mais il ne rêve à aucun moment que sa mort signe la mort de l’humanité entière, et pour cause : il veut que des hommes restent après lui pour le pleurer. Le vrai souhait d’Hérode n’est pas que tout disparaisse avec lui, mais que sa disparition provoque un deuil collectif. Il y a là une opposition entre deux formes d’amour-propre : celui du tyran qui veut que rien n’existe plus après lui, et celui du tyran qui veut subsister dans les mémoires ; dans les deux cas, l’intention est de donner une valeur universelle à ce qui n’est qu’une mort singulière. 4) Mais là où le récit de Rabelais se complexifie, c’est qu’Hérode n’est pas en mesure d’espérer un deuil collectif, il ne peut obtenir qu’une apparence de deuil collectif. Haï de son peuple, Hérode ne sera jamais pleuré. Il n’a donc d’autre solution que de procurer aux étrangers l’illusion qu’il est regretté de son peuple. Tout se joue dans l’apparence, comme le montre la comparative hypothétique finale, pleine d’ironie (et qui constitue le principal ajout de Rabelais par rapport au récit de Flavius Josèphe, qu’il suit de près) : « comme si quelque âme héroïque fut décédée ». 5) Une dernière remarque s’impose : le vers euripidien, on le voit, a été appliqué à Tibère, à Néron, à Hérode, trois des plus redoutables tyrans de l’Antiquité. Quel individu, en effet, est plus enclin à faire siens les mots d’Euripide que le tyran, qui, d’une part, par habitude des honneurs et des hommages, attribue à sa vie une valeur transcendante, et qui d’autre part, a les moyens, par sa toute-puissance, de précipiter autrui dans sa mort ? Les deux œuvres que nous allons à présent évoquer ont pour personnage principal un tyran, habité par le rêve destructeur de voir le monde disparaître avec soi.

 

*

 

            Le Roi se meurt et L’Automne du Patriarche : il peut paraître surprenant de rapprocher la pièce de Ionesco de 1962 et le roman de Gabriel Garcia Marquez de 1975. Certes, l’horizon de référence est bien différent entre Ionesco, qui songe entre autres à la monarchie française (Bérenger s’exclame « l’État c’est moi », [Folio classique], p. 69) et aux totalitarismes européens (les bolcheviques sont mentionnés, p. 42), et le romancier colombien, qui écrit avec L’Automne du Patriarche un flamboyant roman sur les dictatures latino-américaines, à la suite d’autres grands textes comme Le Recours de la méthode de Carpentier et Moi le suprême de Roa Bastos. Il n’empêche que les titres des deux œuvres ont pour similitude évidente d’annoncer l’agonie d’un grand de ce monde : le titre Le Roi se meurt inverse ironiquement l’exclamation « vive le Roi ! » sur laquelle s’ouvre la pièce, et l’automne est dans L’Automne du patriarche une image du crépuscule de la vie. Les deux tyrans, Bérenger et Zacharie, ont à la fois un pouvoir absolu, magique (Bérenger décide de la pluie ; Zacharie fixe l’heure qu’il est ; tous les deux ont plus de deux-cents ans) et une grotesque impuissance. Tyrans sanguinaires mais puérils, ils sont des souverains odieux et pathétiques, gangrenés par ce que Garcia Marquez appelle le « vice solitaire du pouvoir » ([Debolsillo], p. 297). Tous deux ne peuvent admettre que leur puissance démesurée ne leur soit d’aucun secours face à l’imminence de la mort. La conclusion de L’Automne du Patriarche (« le temps incalculable de l’éternité était enfin terminé ») est proche d’un oxymore du Roi se meurt : « les rois ont une immortalité provisoire » (p. 53). Parmi les nombreuses affinités qu’on pourrait relever entre Le Roi se meurt et L’Automne patriarche, nous nous intéressons à ce qui rattache ces deux œuvres à la tradition inaugurée par le vers d’Euripide.

            Face à la perspective implacable de sa mort, le Bérenger de Ionesco s’exclame à deux reprises : « que tout meure ! ». La première fois, dans un élan d’égoïsme absolu, il prétend acheter sa survie avec la mort de tous ses sujets – euphémistiquement décrite comme un « petit sacrifice » :

 

Soleil, soleil, me regretteras-tu ? Petit soleil, bon soleil, défends-moi. Dessèche et tue le monde entier s’il faut un petit sacrifice. Que tous meurent pourvu que je vive éternellement même tout seul dans le désert sans frontières. Je m’arrangerai avec la solitude. Je garderai le souvenir des autres, je les regretterai sincèrement. Je peux vivre dans l’immensité transparente du vide. Il vaut mieux regretter que d’être regretté. D’ailleurs, on ne l’est pas. (p. 76)

 

La seconde fois il s’agit bien pour le Roi de mourir en même temps que le monde entier. L’idée qu’on puisse lui survivre lui est insupportable : « va, va tuer les deux araignées de la chambre à coucher. Je ne veux pas qu’elles me survivent », s’exclame-t-il (p. 95). On observe ici ce qu’il faut bien appeler de la jalousie à l’égard des êtres qui vivront après lui. Cette jalousie pourrait procéder d’un amour intense pour la vie, comme dans tel passage de Camus :

 

Je pense alors : fleurs, sourires, désirs de femme, et je comprends que toute mon horreur de mourir tient dans ma jalousie de vivre. Je suis jaloux de ceux qui vivront et pour qui fleurs et désirs de femme auront tout leur sens de chair et de sang. Je suis envieux, parce que j’aime trop la vie pour ne pas être égoïste (Camus, « Le Vent à Djémila », in Noces, Gallimard, « Folio », p. 30).

 

Chez Bérenger, on perçoit toutefois une jalousie plus sombre, proprement tyrannique, qui est avant tout un refus égocentrique de laisser autrui jouir d’un bien dont l’on est privé.

        Le souhait de destruction universelle n’est pas toujours dans Le Roi se meurt une résolution ferme, un désir inébranlable, comme en témoignent les déclarations contradictoires de Bérenger :

 

Que tout meure avec moi, non, que tout reste après moi. Non, que tout meure. Non que tout reste. Non, que tout meure, que tout reste, que tout meure (p. 103).

 

Cette longue hésitation, qui fait dire à Marguerite : « il ne sait pas ce qu’il veut » ne s’explique pas par un supposé élan de générosité chez le Roi. S’il souhaite parfois que « tout reste », c’est essentiellement pour que son souvenir perdure, pour qu’il échappe à la mort en vivant à jamais dans la mémoire de ceux qui lui succèderont. Tel était bien le rêve qui se déploie dans une des plus belles tirades de la pièce :

 

Ils vont rire, ils vont bouffer, ils vont danser sur ma tombe. Je n’aurai jamais existé. Ah, qu’on se souvienne de moi. Que l’on pleure, que l’on désespère. Que l’on perpétue ma mémoire dans tous les manuels d’histoire. Que tout le monde connaisse ma vie par cœur. Que tous la revivent. Que les écoliers et les savants n’aient pas d’autre sujet d’étude que moi, mon royaume, mes exploits. Qu’on brûle tous les autres livres, qu’on détruise toutes les statues, qu’on mette la mienne sur toutes les places publiques. [...] Que l’on dise des messes pour moi, que je sois l’hostie. Que toutes les fenêtres éclairées aient la couleur et la forme de mes yeux, que les fleuves dessinent dans les plaines le profil de mon visage ! Que l’on m’appelle éternellement, qu’on me supplie, que l’on m’implore (p. 72).

  

Dans cette série d’injonctions désespérées, l’égocentrisme de Béranger a plus que jamais des proportions cosmiques : le roi ne veut pas seulement passer à la postérité, il s’imagine en nouveau Christ et rêve de survivre en modelant le monde sur son visage. « Maladie bien connue : narcissisme », diagnostique le Médecin (p. 127), et Marguerite résume la situation d’un ton narquois : « il croit que son être est tout l’être. Il faut lui faire sortir cela de la tête » (p. 133).

            Au sein du complexe édifice qu’est L’Automne du Patriarche, roman divisé en six chapitres non numérotés, non titrés, qui sont chacun une variation subtile sur la même histoire, je citerai un épisode du premier chapitre. Le « patriarche », souverain absolu d’un royaume mi-réel mi-fantaisiste, entreprend de vérifier sa popularité en se faisant passer pour mort : le corps inerte que l’on retrouve n’est pas le sien, mais celui d’un sosie, Patricio Aragonés. Au lieu de l’océan de détresse qu’il imaginait, le patriarche constate que le monde s’accommode parfaitement de sa mort :

 

il se demandait tout ébahi dans sa cachette ce qui s’était passé dans le monde pour que rien ne soit altéré par la fausse nouvelle de sa mort, comment était-il possible que le soleil se soit levé et qu’il se soit levé sans trébucher, pourquoi ce vent du dimanche, maman, pourquoi cette même chaleur sans moi, se demandait-il stupéfait [...]

et d’un seul coup d’œil il vit plus d’infamie et plus d’ingratitude que n’en avaient jamais vues et pleurées mes yeux depuis ma naissance, maman, il vit ses veuves tout heureuses qui abandonnaient la maison par les portes de service [...], il vit le bûcher allumé sur la Place des Armes pour brûler les portraits officiels [...]

il vit la respiration naturelle de la vie quotidienne qui redevenait la même à mesure que sa mort n’était plus qu’une mort de plus, comme toutes les autres du passé, le torrent inépuisable de la réalité qui le charriait vers la terre sans compassion de l’oubli, bordel, aux chiottes la mort, s’exclama-t-il, et alors il abandonna sa cachette, exalté par la certitude que son heure de gloire avait sonné (p. 37, je traduis)

 

Le stratagème de la mort feinte est une épreuve régulièrement imaginée pour mesurer la tendresse ou l’indifférence de l’entourage (on pense à Argan à la fin du Malade Imaginaire). Ici, le patriarche constate que la nouvelle de sa mort est accueillie avec allégresse. Il est surtout scandalisé d’observer que la marche du monde se poursuit imperturbablement malgré sa mort prétendue. Le patriarche n’est pas exactement de ceux qui émettent le souhait que le monde soit « altéré » par leur mort (« nada se alteraba con la patraña de su muerte ») ; il est de ceux qui pensaient que leur mort aurait naturellement des conséquences cosmiques. Il est moins question de désir d’anéantissement universel que de déception face à la conjonction inattendue entre sa mort et la vitalité du monde. On rencontre ce même thème dans un autre texte, l’avant-dernier que j’évoquerai. Le fantasme mis au jour chez Euripide n’y est plus guère l’apanage des rois et des tyrans. Rien d’étonnant à cela, si on a à l’esprit que selon Ionesco dans ses Entretiens, le roi à l’agonie est l’allégorie de tout mourant, car « tout homme est une sorte de roi, qui est au centre de l’univers, et l’univers lui appartient jusqu’au moment où, évidemment, tout cela s’écroule ».

 

*

 

      Dès l’ouverture des Complaintes de Jules Laforgue (1885), le poète se déclare « en deuil d’un Moi-le-Magnifique », l’ego triomphant qu’il considère désormais avec distance. Dans l’ample poème liminaire du recueil, « Préludes autobiographiques », ce sont bien les prétentions de ce « moi-le-magnifique » qu’il décrit dans des vers à la fois railleurs et poignants :

 

                                                           J’espérais 
Qu’à ma mort, tout frémirait, du cèdre à l'hysope ; 

Que ce temps, déraillant, tomberait en syncope, 

Que, pour venir jeter sur mes lèvres des fleurs, 

Les soleils très navrés détraqueraient leurs chœurs ; 

Qu’un soir, du moins, mon Cri me jaillissant des moelles, 

On verrait, mon Dieu, des signaux dans les étoiles ?

 

Le poète brosse un tableau onirique de la mort grandiose qu’il s’imaginait. Au lieu de proches qui s’évanouissent de douleur, c’est rien de moins que le temps qui « tombe en syncope » ; les fleurs déposées sur la tombe sont jetées par le soleil lui-même ; les chants funèbres sont les « chœurs du soleil ». L’image des « signaux dans les étoiles » est un des multiples souvenirs bibliques des « Préludes autobiographiques » (voir plus haut « du cèdre à l’hysope »). Jésus, annonçant l’anéantissement de Jérusalem et l’avènement du Fils de l’homme, déclare : « il y aura des signes extraordinaires dans le soleil, la lune et les étoiles » (Luc, 21). Le poète rêve ainsi que sa mort ait des répercussions cosmiques comparables à celles de l’avènement du Christ. Les trois vers qui suivent montrent assez sa désillusion :

 

Puis, fou devant ce ciel qui toujours nous bouda,
Je rêvais de prêcher la fin, nom d’un Bouddha !

Oh ! pâle mutilé, d’un : qui m’aime me suive !

 

Le ciel se révèle être d’une indifférence complète, rendue par le verbe familier bouda, à l’origine d’une rime burlesque, et les chimères du poète sont recatégorisées comme une folie. On ne peut que constater le decrescendo entre le rêve d’une mort aux dimensions de l’univers et le pis-aller que constitue l’injonction « qui m’aime me suive ».

            Après ces superbes vers de Laforgue, qui sont à l’origine de cette étude, évoquons une dernière œuvre, dont le titre suggère lui-même une corrélation entre mort individuelle et eschatologie : Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce (1990). Le titre définitif de cette pièce, d’abord intitulée Les Adieux, est susceptible d’interprétations variées. L’adverbe juste est-il une minimisation, amère ou résignée, du drame (« rien que la fin du monde ») ou au contraire souligne-t-il l’exactitude de l’énoncé (« précisément la fin du monde ») ? Le sujet de la pièce est exposé dès le Prologue : Louis, malade, sait sa mort « prochaine et irrémédiable » et revient en fils prodigue auprès de ses proches pour le leur annoncer. Le titre peut dès lors être compris comme une réflexion douloureuse sur l’articulation entre fin du moi et fin du monde. Alors que le mourant a l’impression que sa mort est « juste la fin du monde » – très exactement la fin du monde et rien de moins que la fin du monde – elle ne change en réalité rien à l’ordre des choses. Ce qui est juste la fin d’une vie est illusoirement vécu comme juste la fin du monde [1]. Jamais n’est-il autant question de fin du monde dans la pièce qu’à la scène 10, monologue de Louis où s’exprime momentanément le rêve d’une disparition conjointe du moi et du monde :

 

ce qu’on croit un instant,

on l’espère,

c’est que le reste du monde disparaîtra avec soi,

que le reste du monde pourrait disparaître avec soi,

s’éteindre, s’engloutir et ne plus me survivre.

Tous partir avec moi et m’accompagner et ne plus jamais revenir

Que je les emporte et que je ne sois pas seul. 

 

Alors que c’est du fait d’un amour-propre destructeur que les Tibère et les Hérode, les Béranger et les Zacharie, refusent qu’autrui leur survive, le souhait de Louis n’est pas que le reste du monde soit anéanti, mais qu’il « l’accompagne », lui tienne compagnie pour lui éviter d’être seul à disparaître. « On mourra seul », écrivait Pascal (Pensées, Sellier 184 [2]) ; Louis rêve de pouvoir, fût-ce en imagination, trouver un remède à cette solitude.

 

 

 

 Nicolas Fréry

Mis en ligne le 4 décembre 2017

 

Fond décran : Brueghel, Le Triomphe de la mort (1562), Museo del Prado



[1] Michel Leiris rappelle combien ce divorce entre fin individuelle et fin du monde, quelque évident qu’il paraisse, est vécu comme un scandale : « Un des aspects de la mort les moins aisés à considérer sans trembler [est] que notre fin a toutes les chances de n’être pas fin du monde mais seulement fin se limitant – injustement semblera-t-il toujours – à nous » (Fourbis, Gallimard, « L’Imaginaire », p. 31).

  

[2] « Je ne mourrai pas seule, et quelqu’un me suivra », déclare l’Hermione de Racine (Andromaque, V. 2), qui, dans sa folie meurtrière, projette de commettre un crime pendant « l’hymen fatal » de Pyrrhus et Andromaque, avant de se donner la mort.