À la suite de Baudelaire (« Le Serpent qui danse ») et de Valéry (« Ébauche d’un serpent »), Char place plusieurs de ses poèmes sous le signe du serpent. Dès 1931, il évoque « l’approche de l’invisible serpent » (« Tu ouvres les yeux »). Dans Fureur et mystère, l’imaginaire ophidien transparaît dans « Suzerain » (« une rivière pleine d’anneaux de couleuvres » ; « à la gueule du serpent qui souriait »), poème célèbre qui précède un texte intitulé « à la santé du serpent ».

       Plus long poème du Poème pulvérisé, « à la santé du serpent » porte la trace de la pulvérisation annoncée dans le titre du recueil : il s’agit, avec « Afin qu’il n’y soit rien changé », du seul poème de Fureur et Mystère à être constitué d’aphorismes. L’énigmatique titre du texte, qui tire son unité phonique du jeu des nasales et des sifflantes (santé / serpent), s’éclaire si l’on considère les allusions à La Genèse qui parcourent le poème. En invoquant le serpent, c’est de toute évidence l’horizon biblique du péché originel que Char ranime pour mieux le subvertir, comme déjà dans le poème « Evadné ».

       Quel sens conférer dès lors à la première partie du titre, « à la santé » ? La locution s’emploie d’ordinaire dans le contexte, apparemment prosaïque, des vœux que des convives émettent en levant leur verre, selon la pratique fort ancienne du toast. Or, dans L’Arrière-Histoire du Poème Pulvérisé, Char écrit, à propos d’« à la Santé du Serpent » : « Et mon toast est tourné vers vous ». On sait que le toast a trouvé une dignité poétique chez Mallarmé, dans « Toast funèbre » et dans le poème « Salut », texte liminaire de ses Poésies, ou, sur fond du lien entre ivresse et poésie, « l’écume » du vin mousseux devient l’écume maritime sur laquelle s’engagent, dans un voyage onirique, les convives. Le toast implique une énonciation et une pragmatique particulières : l’adresse, la parole votive, la recommandation joyeuse et pourtant solennelle ; autant de traits que l’on retrouve dans « À la santé du serpent ». Ces vingt-sept aphorismes peuvent être compris comme un toast, porté à la poésie, ou plus précisément à cette puissance qu’a la poésie de promettre « la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié » (XXVI).

          Nous proposerons ainsi de lire le poème comme un toast atypique, avant d’étudier « à la santé du serpent » comme une réflexion inspirée de la Genèse sur la naissance au monde puis de voir dans ce poème une aspiration plurielle à la requalification.

 

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           Comme dans un toast, il s’agit dans « À la sante du serpent » de célébration et de vœu. L’incipit et la conclusion sont à cet égard révélateurs : les premiers mots, « je chante », ouverture poétique des plus traditionnelles, annoncent qu’un hommage va être rendu, et le poème se termine sur le mot souhait, d’autant plus mis en valeur que la rose est pour Char un symbole d’espérance (voir le poème « La Rose de Chêne »). « À la santé du serpent » rejoint ainsi son homologue de L’Avant Monde, le poème « Afin qu’il n’y soit rien changé », dont le titre impliquait lui aussi un souhait : celui d’une permanence protectrice malgré les soubresauts de l’histoire. Le premier objet de célébration, dès le fragment §1, est « la chaleur à visage de nouveau-né », ce qui peut évoquer en filigrane une situation de toast porté à l’occasion d’une naissance, ou d’un baptême, où les convives partageraient un repas. On sait que le motif du repas en commun a son importance dans les Feuillets d’Hypnos (§131, « à tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir ») et le geste du partage du pain, dans le fragment §2 d’« À la santé du serpent », peut à ce titre rappeler une phrase des Feuillets où le poète invite à s’attabler (« guérir le pain, attabler le vin », §184), selon le motif ancestral, ici réactualisé, du banquet de la vie.

          Ce toast rêvé par Char est néanmoins atypique, d’abord parce que les contours de la situation d’énonciation sont troubles. La deuxième personne n’a notamment pas de référent stable. Le verbe courber (§20) pourrait laisser un moment croire que le poète s’adresse au serpent du titre (« Ô courbes, méandres / Secrets du menteur », écrit Valéry dans le sillage d’« Ébauches d’un serpent »). Le plus souvent toutefois, le poète prend à parti d’hypothétiques convives dans lesquels peut se reconnaître le lecteur. Le nous est à ce titre difficile à interpréter, par exemple dans le fragment le plus célèbre du poème (« si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel », §24) : le pronom désigne-t-il l’ensemble de la communauté humaine, ou les frères de Char, ces « pauci » qui sont les seuls à demeurer dans le titre Seuls demeurent ? Enfin, comme souvent chez Char, qui s’inspire entre autres en ceci des Pensées pour soi-même de Marc-Aurèle (« une sorte de Marc-Aurèle », disait-il des Feuillets), le poète s’adresse à lui-même. C’est le cas dans le fragment §10 (« tu es dans ton essence constamment poète »), ou encore implicitement dans le fragment §21 : l’ascendant solaire est en effet biographiquement celui de Char, fier d'être né sous le signe astrologique du Lion, gouverné par le soleil. 

           Atypique, ce toast l’est aussi parce qu’il tend vers la leçon de vie. Les souhaits s’articulent avec d’authentiques injonctions, adressées à soi ou à autrui, sous la forme d’impératifs ou de futurs injonctifs. Ainsi le ton prescriptif domine-t-il dans un fragment comme le quatorzième, « remercie celui qui ne prend pas souci de ton remords », où les sonorités de l’impératif initial (remer-cie) se distribuent dans les mots qui suivent (souci, remords). Pas moins de quatre autres fragments s’ouvrent sur un impératif (§6, §12, §20, §22). Char semble rejoindre ici le ton des premiers Feuillets d'Hypnos (« enseigne à devenir efficace », « ne t’attarde pas »), alors que dans « Afin qu’il n’y soit rien changé » les prescriptions étaient absentes. L’optatif et le didactique s’unissent dans « À la sante du serpent », où le vœu se change souvent en recommandation.

 

 

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            Le toast est porté à un « nouveau-né », et c’est bien une réflexion  sur la « venue au monde » (§7), d’inspiration biblique, qui se déploie dans ce poème. Dans L’Arrière-Histoire, Char, à propos d’« À la santé du serpent », évoque « l’homme premier jeté dans la folle aventure ». Il y a dans ces vingt-sept fragments une mise en scène des débuts de l’humanité, à travers des allusions à la Genèse. On reconnaît sans peine le jardin d’Éden dans le « jardin qui se construit », du §4, et le fruit défendu dans « l’extase du fruit » du §18. Le mot connaissance, associé dans le fragment §6 au « secret », ne saurait être anodin : n’est-ce pas ici le serpent qui parle, et qui incite Adam et Ève à cueillir le fruit de l’arbre de la connaissance ? Le comparatif « durer plus que le soleil » (§5), dans ce contexte, pourrait faire partie du discours tentateur : le serpent assure que l’homme, en mangeant le fruit, serait « comme un dieu ». Le résultat, dans le fragment §8, est l’éviction hors du paradis, figurée par l’image de la création qui « congédie l’homme » (§8), le verbe congédier ayant d’autant plus de force qu’il est central dans la poésie de Char (« Congé au vent » ; « Le Visage nuptial »).

            Si Char réécrit la Genèse, c’est toutefois pour mieux en inverser l’enseignement. Le titre l’annonçait déjà : le serpent, au lieu d’être maudit (« tu seras maudit entre tous les animaux », dit Dieu au serpent dans la Genèse) fait l’objet d’un toast. Dans le fragment §8, le « trouble » induit par l’homme, loin d’être condamné, est célébré. Tout le poème est du reste marqué par une négation des valeurs judéo-chrétiennes. Ainsi, la confidence, associée à la confession chrétienne (« nos confidences ne construiraient pas d’église », écrit Char dans « Suzerain »), est-elle dédaignée : « les larmes méprisent leur confident » (§15). Le remords, salutaire aiguillon selon les pères de l’Eglise, est tout autant nié : il faut n’en « prendre pas souci » (§14). Le fragment §22 peut s’interpréter comme une remise en cause de la croyance en un au-delà, en une vraie vie qui supplanterait celle d’ici-bas. Enfin, le refus de « mystifier l’agneau » (§23) rappelle le fragment §31 des Feuillets d’Hypnos : « l’adoration des bergers n’est plus utile à la planète ». Le procès des valeurs judéo-chrétiennes prend ici une indéniable teinte nietzschéenne. Toutefois, la référence la plus importante semble moins être Nietzsche que Sade. Laure Michel interprète « Marthe », « Suzerain » et « À la santé du serpent » comme un triptyque sadien : les ruines évoquées dans « Marthe » sont celles du château de Lacoste, l’homme violet de « Suzerain » est le divin marquis, et dans cette optique, la « luxure », dans le fragment sur l’ascendant solaire (§21), est un hommage à peine voilé à Sade.

            En détournant l’intertexte biblique, Char défend une vision singulière de l’éveil au monde. Selon lui, la naissance doit être continûment actualisée, l’essor doit être indéfiniment renouvelé, selon ce qu’on pourrait appeler un inchoatif perpétué. Ainsi peut-on comprendre le fragment §24 : il faut que la fugacité de l’éclair prétende à une éternité, que l’éphémère atteigne une paradoxale pérennité. L’image de l’éclair était annoncée par celle de l’orage dans le fragment §4 (« un orage s’informe ») ; or il était fait mention d’un orage dans un fragment de Partage Formel (PF, §36) qui clôt une série de réflexions sur la naissance perpétuée, avec les métaphores de l’« aurore artérielle » (PF §34), et du « fret de résurrection » (PF §35). Dans ces fragments de Partage Formel le poète souhaite « étendre sa santé » (PF, §34). Tel est sans doute un des sens de la santé célébrée dans « À la santé du serpent » : vivre dans une émergence au monde qui soit continuelle, réactualisée constamment (§10). La goutte d’eau du fragment §5 est une image de l’éphémère, et pourtant sa longévité dépasse celle du soleil : cette articulation entre soleil et eau, qui gouverne le poème (le zénith et l’ascendant solaire d’une part ; les larmes, l’eau claire et la pluie d’autre part), dit ici la durabilité du fugace, l’illumination continue de chaque instant. Commentant un vers du « Visage Nuptial » (« le silex frissonnait sous les sarments de l’espace »), Maurice Blanchot remarque que « s’unissent le caractère inentamable des choses et le ruissellement du devenir ». Au cœur de l’esthétique de Char, poète du « présent perpétuel » (« Aux portes d’Aerea »), se trouve le rêve d’un équilibre entre devenir et permanence.

 

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        Cette réécriture irrévérencieuse de la Bible ne vise pas à défendre sans réserve une amoralité sadienne. C’est bien une éthique de l’écriture que Char ébauche dans « À la santé du serpent », en la plaçant notamment sous le signe de la requalification. L’adjectif requalifié (XXVI), qui clôt le seul fragment où apparaît le mot poésie, est d’une polysémie suggestive. Être qualifié (dans Partage Formel, §XXVIII, la terre et la condition humaine « se qualifient mutuellement ») signifie à la fois être doué d’une certaine aptitude et être prédiqué d’une certaine façon. Requalifier le monde, tel est bien le pouvoir du discours métaphorique. Dans « À la santé du serpent », Char rêve d’un « homme requalifié » au double sens du terme : d’un individu régénéré qui soit appréhendé par un langage renouvelé. 

            L’espoir dans l’émergence d’un homme nouveau est clairement exprimé dans le fragment §11 (« tu feras de l’âme qui n’existe pas un homme meilleur qu’elle »), le paradoxe étant qu’un être meilleur émerge à partir d’une réalité que le poète dit inexistante, l’âme. Une nouvelle fois, l’image se comprend dans la perspective antichrétienne du poème : l’homme de chair peut valoir mieux que la chimérique âme que les dogmes lui ont inventée. Peu après, le fragment §13 oppose les nombreux individus qui attendent (paresseusement ?) que « le but les franchisse » (une expression qui paraît inverser des locutions comme « atteindre le but » ou « franchir les limites ») aux quelques-uns qui ont hâte de « se définir », au sens d’embrasser leur vraie voie.

            L’homme requalifié, selon le vœu du poète, prendrait place au sein d’une communauté raffermie. On opposera à cet égard les fragments §8 et §9 : alors que l’un présente un homme rivé dans la solitude, l’autre évoque une collectivité, menacée certes, mais solidaire. L’union de « tous les habitants ensemble » n’est pas sans rappeler le célèbre fragment §128 des Feuillets dHypnos. La référence au pays (§12), qui semble sortir d’une temporalité douloureuse (« ce plaisir qui t’a longtemps fui »), confirme que l’espoir de résurrection a un sens politique pour Char. Au lendemain de la guerre, sans doute figurée, comme ailleurs (Feuillets, §178), par les « ténèbres » (§21), le jour revient (§25) et il est temps d’espérer en une « vie future ».

      Cette foi dans une humanité nouvelle est corrélée à un désir de renouvellement de l’écriture poétique. Dans les derniers fragments, marqués par l’invocation du poète (§23) et de la poésie (§26), « À la santé du serpent » s’impose comme un art poétique. Le fragment §26 peut se comprendre à la lumière du feuillet §183 des Feuillets d’Hypnos, qui repose sur le même imaginaire du pont, de l’eau et du reflet : « nous nous battons sur le pont jeté entre l’être vulnérable et son ricochet aux sources du pouvoir formel ». Ne s’agit-il pas pour Char de revendiquer une poésie qui au lieu d’être un simple « reflet » du monde, soit en prise directe sur les choses ? Ainsi peut-on interpréter l’image de la fin du fragment §22 (« l’encre du tisonnier et la rougeur du nuage ne font qu’un »), métapoétique à deux titres : par la référence à l’encre et parce que dès la première page de Fureur et Mystère, le forgeron est un avatar du poète (« je bats le fer de fermoirs invisibles »). Char déploie le rêve d’une poésie où la matérialité de l’écrit (l’encre) et la matérialité du monde s’uniraient. Loin d’être un « mystificateur » (§23), qui attire le lecteur dans un monde d’illusions, le poète ferait découvrir la profondeur réelle des choses. Telle est en définitive la poésie en l’honneur de laquelle Char lève un toast.

 

 

 

Nicolas Fréry

Mis en ligne le 15 novembre 2017

 

Ce commentaire a été traduit en italien par Francesco Marotta