Le Chœur. – Mais Jocaste est là : personne ne saurait nous renseigner mieux qu’elle.

Œdipe. – Tu sais, femme : l’homme que tout à l’heure nous désirions voir et celui dont il parle...

Jocaste. – Et n’importe de qui il parle ! N’en aie nul souci. De tout ce qu’on t’a dit, va, ne conserve même aucun souvenir. À quoi bon !

Œdipe. – Impossible. J’ai déjà saisi trop d’indices pour renoncer désormais à éclaircir mon origine.

Jocaste. – Non, par les dieux ! Si tu tiens à la vie, non, n’y songe plus. C’est assez que je souffre, moi.

Œdipe. – Ne crains donc rien ! Va, quand je me révélerais et fils et petit fils d’esclave, tu ne seras pas, toi, une vilaine pour cela.

Jocaste. – Arrête toi pourtant, crois moi, je t’en conjure.

Œdipe. – Je ne te croirai pas, je veux savoir le vrai.

Jocaste. – Je sais ce que je dis. Va, mon avis est bon.

Œdipe. – Eh bien ! Tes bons avis m’exaspèrent, à la fin.

Jocaste. – Ah ! Puisses-tu jamais n’apprendre qui tu es !

Œdipe. – N’ira-t-on pas enfin me chercher ce bouvier ? Laissons-là se vanter de son riche lignage.

Jocaste. – Malheureux ! Malheureux ! Oui, c’est là le seul nom dont je peux t’appeler. Tu n’en auras jamais un autre de ma bouche.

Elle rentre dans le palais.

Le Chœur. – Pourquoi part-elle ainsi, Œdipe ? On dirait qu’elle a sursauté sous une douleur atroce. Je crains qu’après un tel silence n’éclate quelque grand malheur.

Œdipe. – Eh ! Qu’éclatent donc tous les malheurs qui voudront ! Mais mon origine, si humble soit-elle, j’entends, moi, la saisir. Dans son orgueil de femme, elle rougit sans doute de mon obscurité : je me tiens, moi, pour fils de la Fortune, Fortune la Généreuse, et n’en éprouve point de honte. C’est Fortune qui fut ma mère, et les années qui ont accompagné ma vie m’ont fait tour à tour et petit et grand. Voilà mon origine, rien ne peut la changer : pourquoi renoncerais-je à savoir de qui je suis né ?

 

 

 

 

1055

 

 

 

 

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Sophocle, Œdipe Roi, trad. Paul Mazon

 

 

 

            Dans cette tragédie de la connaissance qu’est Œdipe Roi, la redoutable vérité n’est pas découverte simultanément par Œdipe et Jocaste. Alors qu’il suffit à Jocaste d’entendre le Corinthien révéler à Œdipe le secret de son adoption pour qu’elle sache avoir commis l’irréparable – épouser son fils –, Œdipe aura encore besoin du témoignage du vieux Pâtre pour comprendre que le criminel sur lequel il enquête n’est autre que lui-même. Entre ces deux scènes de reconnaissance, le dernier échange entre Œdipe et Jocaste met ainsi aux prises un personnage qui ignore la vérité et un personnage qui la détient.

            À ce titre, ces vers rappellent le premier agôn de la pièce, la confrontation entre Œdipe et Tirésias. Comme Tirésias (dans un premier temps du moins), Jocaste cherche à préserver Œdipe et à se préserver elle-même en dissimulant les faits dont elle a connaissance. De même que le devin, elle suscite ainsi la colère d’Œdipe, qui ne parvient pas à comprendre que les dérobades de son interlocutrice sont autant d’efforts pour lui épargner une révélation insoutenable. Jocaste a beau, toute la pièce durant, avoir été pour Œdipe une présence rassurante, une parfaite confidente (v. 773), il multiplie à son encontre les propos courroucés et les accusations blessantes. Œdipe se méprend assez pour interpréter la douleur de Jocaste comme une simple réaction d’amour-propre : à ses faux-fuyants, il ne trouve d’autre explication qu’un banal orgueil de caste.

            Si l’ironie tragique, « qui commande toute la structure d’Œdipe Roi » (Jacqueline de Romilly[1]) culmine dans ces vers, c’est ainsi parce que Jocaste échoue à sauver son fils. Comme l’écrit avec force Georges Hoffmann, celle qui avait jadis abandonné son fils « ne peut, une nouvelle fois, empêcher la mort de son enfant »[2]. En effet, Jocaste met tout en œuvre pour conjurer Œdipe de suspendre ses investigations, mais ne pouvant dévoiler les motifs qui la guident, elle doit se contenter d’avertissements imprécis et d’arguments d’autorité (« je sais ce que je dis ») dénués d’efficacité persuasive. Bien plus, ces mises en garde, loin de convaincre Œdipe d’interrompre l’enquête, ne font au contraire qu’attiser son désir de vérité. Jocaste, au moment même où elle s’efforce de mettre un terme aux recherches d’Œdipe, constate avec douleur qu’elle alimente son insatiable libido sciendi. Elle ne sera parvenue qu’à offrir à Œdipe un bref sursis, le temps qu’il s’imagine un destin romanesque, en se rêvant complaisamment en « fils de la Fortune » sans comprendre que sa mère est la femme qu’il vient d’invectiver.

            Incapable d’enrayer la « machine infernale », Jocaste n’a plus d’autre ressource que la mort. Ses dernières paroles sont un implicite adieu à la vie dont Œdipe ne comprend pas la portée. L’injuste violence dont fait preuve Œdipe est d’autant plus tragique que si Jocaste quitte la scène, c’est pour ne plus jamais paraître. « Elle disparaît, comme on se noie », écrira Cocteau à propos du départ de Jocaste. Telle est la structure dramatique de la pièce qu’Œdipe, une fois que la lumière sera faite, pourra s’entretenir avec Créon, mais non avec Jocaste. À la fin du XVIIsiècle, Dacier applaudira cette option conforme aux bienséances : « après s’être reconnus tous deux, ils ne pouvaient et ne devaient plus se trouver ensemble », écrit-il, en déplorant le « méchant effet », chez Sénèque, du duo pathétique d’Œdipe et Jocaste instruits l’un et l’autre des faits[3]. Mais au-delà des convenances, le choix fait par Sophocle d’imaginer un ultime échange entre les deux époux qui précède la révélation finale revêt une grande force tragique : c’est ainsi sur une radicale et douloureuse incompréhension que la relation entre Œdipe et Jocaste prend fin.

 

*

 

            « Mais Jocaste est là » : au moment où le Chœur rappelle la présence de Jocaste, la reine de Thèbes ne s’était pas manifestée plus de soixante vers durant. C’est en silence qu’elle a entendu le messager corinthien donner, sur l’abandon d’Œdipe, des précisions qui ne peuvent plus lui laisser ignorer la vérité. Pour le spectateur, ce silence est éminemment pathétique, parce qu’il dissimule un trouble extrême. Alors qu’Œdipe, à l’heure de la révélation, déplorera son sort (v. 1182), la situation de Jocaste est d’autant plus cruelle qu’elle doit réfréner sa douleur pour ne pas laisser son fils entrevoir la vérité. Ce n’est que par le truchement du récit du Messager que le spectateur aura accès aux lamentations de Jocaste (v. 1244 sq.). Jamais il ne l’entendra faire éclater son chagrin, mettre en mots le tourment qu’elle éprouve en découvrant que les prédictions se sont finalement accomplies. 

            À première vue anodine, la remarque du Chœur selon laquelle « personne ne saurait mieux renseigner [Œdipe] que Jocaste » est empreinte d’ironie tragique. Le Chœur ignore en effet que Jocaste pourrait à ce stade indiquer, certes, qui est le berger qui a remis Œdipe au Corinthien, mais aussi, bien plus, qui sont les parents d’Œdipe. Que le berger qui prit pitié d’Œdipe nourrisson soit aussi un témoin du meurtre de Laïos relève d’un principe d’économie tragique commenté par G. Hoffmann[4]. Sophocle accorde à un personnage unique un double rôle dans le drame en l’associant aux deux événements originaires que sont le crime des parents abandonnant leur fils et le crime du fils assassinant son père.

            Quand Jocaste interrompt Œdipe, le verbe auquel elle recourt (« n’en aie nul souci », « μηδὲν ἐντραπῇς ») est précisément celui qu’elle employait plus tôt à propos de l’art divinatoire (« ne t’en soucie en rien », « ὧν ἐντρέπου σὺ μηδέν », v. 723). Le sens, d’une réplique à l’autre, change toutefois radicalement : si Jocaste contestait auparavant toute validité aux oracles, elle feint désormais de n’accorder aucune importance à des faits dont elle sait la gravité. En vertu d’une nouvelle forme d’ironie tragique, le personnage qui incarnait l’incrédulité, qui faisait fi des oracles, est le premier à devoir admettre qu’ils n’ont pas menti.

           Dans la réplique d’Œdipe qui suit, le lexique de l’enquête est très présent, avec l’évocation des « indices » (« σημεῖα ») et d’une volonté d’« éclaircir » les faits (« φανῶ » [5]). Jocaste apprend la vérité plus tôt qu’Œdipe, mais à un stade de l’intrigue où les recherches sont trop avancées pour qu’Œdipe consente à les abandonner. Le roi de Thèbes prend d’autant plus à cœur ces investigations qu’il ne s’agit plus d’enquêter sur le meurtre de Laïos, mais sur sa propre identité (« éclaircir mon origine »). Face à cette fin de non-recevoir d’Œdipe, Jocaste n’a plus d’autres recours que de formuler des menaces dont il ne peut comprendre le sens (« si tu tiens à la vie, non, n’y songe plus »). Elle admet enfin sa douleur, en des termes que le contexte force à être euphémistiques : « c’est assez que je souffre, moi » (« ἅλις νοσοῦσ᾽ ἐγώ »).

 

            Or, Œdipe ne se contente pas de supposer que cette douleur n’est que l’orgueil blessé d’une reine qui craint de s’être mésalliée, il présente cette hypothèse, la seule qu’il daigne envisager, comme une certitude. On reconnaît là la propension d’Œdipe à expliquer par l’attrait du pouvoir et des honneurs les réactions qui l’outragent chez autrui. De même qu’il imaginait que les propos de Tirésias étaient parties prenantes d’un complot monté par Créon pour s’emparer du trône (v. 380), de même ne voit-il dans Jocaste que la reine, et non la femme (et la mère) affligée.

            Jocaste ne peut répliquer à Œdipe qu’en exigeant de lui une confiance inconditionnelle qu’il n’est plus prêt à lui accorder. L’échange se fait alors plus véhément, Œdipe renchérissant brutalement sur les termes de Jocaste (« crois-moi » / « je ne te croirai pas » ; « va, mon avis est bon » / « eh bien ! Tes bons avis m’exaspèrent à la fin »). Jocaste non seulement ne parvient pas à détourner Œdipe de l’enquête, mais encore elle obtient, en attisant son orgueil, l’effet inverse de celui qu’elle escompte. Comme l’écrit Dacier en note de sa traduction d’Œdipe Roi (1692) : « Jocaste [voit] que tout ce qu’on peut dire à Œdipe ne fait qu’irriter sa curiosité ». Prisonnière de ses propres exhortations, la reine nourrit le mal auquel elle souhaiterait remédier. 

          Constatant son échec, Jocaste ne peut plus raisonner qu’à l’optatif : « ah ! Puisses-tu jamais n’apprendre qui tu es ». Ainsi souligne-t-elle l’ambiguïté du désir de savoir qui anime Œdipe, à la fois courageuse aspiration à se connaître et périlleuse quête de la vérité. Le personnage de Sophocle se définit par un « excès dans la recherche », selon les mots d’Hölderlin dans ses Remarques sur Œdipe, qui le conduit à sa perte. Au souhait qu’énonce Jocaste répondra de fait une exclamation du chœur dans l’exodos, à l’irréel du passé cette fois : « comme j’aurais voulu que tu n’eusses rien su » (v. 1347).

            Œdipe pousse l’animosité jusqu’à ne plus s’adresser à Jocaste : c’est sous la forme d’un discours délocutif qu’il invite à « la laisser se vanter de son riche lignage » (v. 1070). Toute l’ironie est bien sûr que le lignage de Jocaste n’est autre que le sien. Œdipe ne soupçonne pas que faute d’appartenir à la famille royale de Corinthe, il appartient à celle de Thèbes. Exclue de l’échange, Jocaste se retire alors, en prononçant une ultime réplique lourde de sens. Dire qu’elle ne peut appeler Œdipe que « malheureux », c’est aussi soulever le problème du titre à donner à Œdipe : s’adressera-t-elle à lui en le désignant comme son mari, son fils ? Surtout, ses derniers propos ont un double sens tragique : ce que Jocaste laisse entendre, c’est qu’Œdipe n’entendra plus dans l’absolu d’autres mots de sa bouche, car c’est pour toujours qu’elle s’apprête à se taire.

 

            Plus lucide qu’Œdipe, le Chœur perçoit que le tourment de Jocaste est extrême : les mots ἀγρίας λύπης peuvent être traduits littéralement par « une douleur sauvage » (trad. Debidour). Dans d’autres pièces de Sophocle, le silence d’un personnage qui quitte la scène est annonciateur d’un malheur. Dans Antigone, Eurydice, la femme de Créon, « s’en retourne, sans dire une parole » (v. 1245) avant de mettre fin à ses jours. Or, Œdipe, aussi aveugle qu’avide de vérité, ne pressent rien de ce drame imminent. Il renchérit avec emportement sur les paroles du Chœur (« je crains que n’éclate » / « eh bien ! Qu’éclatent... ») et réitère ses sarcasmes contre l’orgueil prétendu de Jocaste.

            Si dans les vers précédents, Œdipe ne faisait qu’envisager qu’il soit de basse extraction, il en vient désormais non seulement à s’en déclarer certain, mais encore à s’en féliciter. C’est en se faisant romancier de son destin qu’il se proclame « fils de Fortune la généreuse ». L’expression a fait l’objet de commentaires nombreux [6]. Par fils de la fortune, il faut entendre l’homme favorisé par les dieux (au sens où Agamemnon est « ὀλβιοδαίμων » au chant III de l’Iliade), mais aussi, plus spécifiquement, l’homme qui malgré une naissance obscure s’est élevé vers la gloire (socialement, de « petit » Œdipe est devenu « grand »). L’épithète généreuse (« τῆς εὖ διδούσης », « celle qui donne bien », dans la trad.  Bollack) peut faire l’objet de deux interprétations. Soit il faut la comprendre comme une caractérisation essentielle de la Fortune, soit Œdipe invoque un visage de la Fortune par opposition à un autre, la Fortune aveugle dont Jocaste disait qu’elle gouverne les hommes (v. 977). Dans les deux cas, l’ironie tragique culmine : loin de combler Œdipe de biens, la Fortune lui a en réalité réservé les souffrances les plus atroces. L’homme qui se croit béni entre tous se révèle être le plus maudit qui se puisse imaginer : « jamais homme ici-bas n’aura été plus atrocement broyé que tu vas l’être », annonçait Tirésias à Œdipe (v. 428).

            Les mots sur lesquels s’achève la réplique d’Œdipe (« savoir de qui je suis né », « 'κμαθεῖν τοὐμὸν γένος ») expriment la même aspiration qu’au v. 1059 (« φανῶ τοὐμὸν γένος ») et au v. 1076 (« τοὐμὸν σπέρμ᾽ ἰδεῖν »). Les efforts désespérés de Jocaste pour mettre un terme à l’enquête ont ainsi été un échec : rien ne peut faire obstacle au tragique itinéraire d’Œdipe de l’ombre vers la lumière, qui se révèlera aussi être un itinéraire de la lumière vers l’ombre (la cécité, l’opprobre, l’exil).

 

*

 

            Ni Sénèque, ni Corneille, ni Voltaire, en écrivant à leur tour leur Œdipe, n’ont retenu l’option dramatique dont a magistralement tiré parti Sophocle : l’antériorité du dessillement de Jocaste sur celui d’Œdipe. Chez Sénèque, Œdipe et Jocaste découvrent en même temps la vérité ; chez Corneille, Jocaste disparaît de la scène avant d’avoir compris qu’Œdipe était son fils ; chez Voltaire, c’est Œdipe qui dévoile sa réelle identité à Jocaste (« Laïus était mon père, et je suis votre fils »). Seule la pièce de Sophocle donne ainsi à voir le tragique échange entre un Œdipe avide de connaissance et une Jocaste instruite des faits qui souffre doublement : de savoir qui est Œdipe et de se découvrir impuissante à lui épargner la vérité.

 

 

Nicolas Fréry

Mis en ligne le 20 avril 2020

 

 


[1] Jacqueline de Romilly, La Tragédie grecque, PUF, 1982, p. 106.

[2] Georges Hoffmann, Sophocle, Œdipe Roi, PUF, 1990, p. 103.

[3] André Dacier, L’Œdipe et L’Électre de Sophocle, chez Claude Barbin, 1692, p. 215.

[4] G. Hoffmann, op. cit., p. 79.

[5] Voir le v. 132, « eh bien ! Je reprendrai l’affaire à son début et l’éclaircirai, moi » (« ἀλλ᾽ἐξ ὑπαρχῆς αὖθις αὔτ᾽ ἐγὼ φανῶ »).

[6] Voir Carlo Diano, « Edipo figlio della Tyche », dans Saggezza e poetiche degli Antichi, Vincenza, Neri Pozza, 1968. Dans La Machine Infernale de Cocteau, Œdipe déclare : « peut-être suis-je heureux, moi, d’être un fils de la chance. [...] Parbleu, quand je serais fils des muses ou d’un chemineau, j’interrogerai sans crainte ; je saurai les choses ».