XXII

 

Parfois, quand ils ne le voyaient pas, il pouvait tout doucement, pour essayer de trouver autour de lui quelque chose de chaud, de vivant, passer la main le long de la colonne du buffet… ils ne le verraient pas ou peut-être ils croiraient qu’il se bornait – manie très répandue et après tout inoffensive – à conjurer le sort en « touchant du bois ».

S’il sentait derrière lui leur regard l’observant, comme le malfaiteur, dans les films drôles, qui, sentant dans son dos le regard de l’agent, achève son geste nonchalamment, lui donne une apparence désinvolte et naïve, il tapotait, pour bien les rassurer, avec trois doigts de la main droite, trois fois trois, le vrai geste efficace pour conjurer. C’est qu’ils le surveillaient de plus près, depuis qu’il avait été surpris dans sa chambre, lisant la Bible.

Les objets se méfiaient aussi beaucoup de lui et depuis très longtemps déjà, depuis que tout petit il les avait sollicités, qu’il avait essayé de se raccrocher à eux, de venir se coller à eux, de se réchauffer, ils avaient refusé de « marcher », de devenir ce qu’il voulait faire d’eux, « de poétiques souvenirs d’enfance ». Ils étaient bien matés, les objets, bien dressés, ils avaient le visage effacé, anonyme, des serviteurs stylés ; ils connaissaient leur rôle et refusaient de lui répondre, de crainte, sans doute, de se voir donner congé.

Mais à part, très rarement, ce petit geste timide, il ne se permettait vraiment rien. Il avait réussi peu à peu à maîtriser toutes ses manies stupides, il en avait même moins maintenant qu’il n’était normalement toléré ; il ne collectionnait même pas – ce que, au vu de tous, les gens normaux faisaient – les timbres-poste. Il ne s’arrêtait jamais au milieu de la rue pour regarder – comme autrefois, à la promenade, quand sa bonne, mais allons donc ! allons ! le tirait, – il passait vite et n’entravait jamais la circulation sur la chaussée ; il passait devant les objets, même les plus accueillants, même les plus animés, sans leur jeter une regard de connivence.

En somme, ceux même de ses amis, de ses parents, qui étaient férus de psychiatrie ne pouvaient rien lui reprocher, sinon, peut-être, devant ce manque chez lui d’inoffensives et délassantes lubies, devant son conformisme par trop obéissant, une légère tendance à l’asthénie.

Mais ils toléraient cela ; c’était, tout bien considéré, moins dangereux, moins indécent.

De temps à autre seulement, quand il était trop fatigué, sur leur conseil, il se permettait de partir seul faire un petit voyage. Et là-bas, quand il se promenait à la tombée du jour dans les ruelles recueillies sous la neige, pleines de douce indulgence, il frôlait de ses mains les briques rouges et blanches des maisons et, se collant au mur, de biais, craignant d’être indiscret, il regardait à travers une vitre claire, dans une chambre au rez-de-chaussée où l’on avait posé devant la fenêtre des pots de plantes vertes sur des soucoupes de porcelaine, et d’où, chauds, pleins, lourds d’une mystérieuse densité, des objets lui jetaient une parcelle – à lui aussi, bien qu’il fût inconnu et étranger – de leur rayonnement ; où un coin de table, la porte d’un buffet, la paille d’une chaise sortaient de la pénombre et consentaient à devenir pour lui, miséricordieusement pour lui aussi, puisqu’il se tenait là et attendait, un petit morceau de son enfance.

 

Nathalie Sarraute, Tropismes

 

 

 

 

             « Je le sais bien, cela ne me réussit jamais de me rapprocher des gens, des choses, d’essayer de les amadouer, je dois tenir mes distances – mais je ne pouvais plus m’arrêter, c’était déjà, je le sentais, cette attraction qu’ils exercent toujours sur moi, comme un déplacement d’air qui happe, ce vertige, cette chute dans le vide ». Bien avant d’écrire ces lignes dans Portrait d’un inconnu ([1958], 10/18, p. 32), Sarraute avait déjà imaginé dans Tropismes des personnages mus par une attirance irrésistible et vertigineuse pour les choses. Ainsi du premier texte (troublante description d’une foule captivée par les blancs objets d’une vitrine, au risque de s’anéantir dans cette contemplation) et davantage encore de l’un des derniers textes de Tropismes, le vingt-deuxième, dans lequel un personnage éprouve un plaisir coupable à jouir visuellement et tactilement d’objets quelconques : la colonne d’un buffet, une soucoupe de porcelaine, une chaise de paille. Pour cet être marginal, les choses représentent un foyer de chaleur et de lumière, qui contraste avec le regard sévère de l’entourage qui l’épie et le juge. Alors que les autres individus tendent à ravaler les objets au rang de serviles adjuvants, à les traiter comme « des domestiques fidèles qui se conforment au genre des maîtres de la maison » (Sarraute, Martereau [1953],  Pléiade, p. 189), le protagoniste désire établir avec eux une ambiguë relation de connivence.

            Dans ces pages qui rayonnent sur bien des textes postérieurs de Sarraute, l’autrice médite semble-t-il sur ce qui sera plus tard un cheval de bataille du Nouveau-Roman : la définition d’un nouveau rapport esthétique avec les choses. Notre texte gagne en effet à être confronté aux célèbres déclarations de Robbe-Grillet défendant en 1956 une littérature où ce serait « d’abord par leur présence que les objets et les gestes s’imposent » : « autour de nous, défiant la meute de nos adjectifs animistes ou ménagers, les choses sont là. Leur surface est nette et lisse, intacte, sans éclat louche ni transparence » [2]. S’il ne s’agit pas de tenir hâtivement l’œuvre de Sarraute pour une œuvre « chosiste » (« chez moi, c’est l’homme qui domine constamment, l’objet n’étant que l’instrument dont l’homme se sert pour exprimer son angoisse, ou par la camoufler », a-t-elle au contraire assuré[3]), du moins faut-il souligner la profondeur et la constance de la réflexion de Sarraute sur les choses, leur présence tantôt neutre tantôt bouleversante, et le fantasme de réification qu’elles peuvent susciter.

            La curieuse manie décrite, de façon presque clinique, dans le texte XXII, est difficile à interpréter : ce qui passe pour une pathologie honteuse aux yeux des parents et amis épris de normalité peut se comprendre comme la recherche d’un rapport sublimé (spirituel, poétique ?) avec les choses. Mais le personnage ne soumet-il pas lui aussi les choses à une forme insidieuse d’assujettissement, en exigeant qu’elles communiquent avec lui et en tentant de leur arracher ce qu’elles ne sauraient concéder qu’avec réticence : des « morceaux d’enfance » ? Méditation sur le lien insolite qui se noue entre un homme et son environnement spatial, le texte XXII est aussi une réflexion sur le souvenir, ouvertement inspirée de la conception proustienne de la réminiscence.

 

 

*

 

 

            Dans sa facture d’ensemble, le texte n’est pas sans épouser, de façon discrètement parodique, la forme de l’analyse médicale, de la description quasi-clinique. Tropisme, on l’a souvent rappelé, est un mot emprunté au lexique de la science (botanique, zoologie), et les métaphores d’inspiration scientifique ne sont pas rares sous la plume de Sarraute. Dans ce vingt-deuxième texte, de quoi s’agit-il sinon de brosser le portrait d’un pseudo-névrotique, en détaillant les symptômes de son étrange maladie ? Le paradigme médical s’impose, tant le contenu anecdotique peut être réduit à la tentative, de la part d’un malade qui a connu comme une période de convalescence, d’éviter toute rechute en public. À cet égard, le voyage qu’il entreprend à la fin du texte (« sur leur conseil, il se permettait de partir seul faire un petit voyage ») a tout d’une cure de soin. Une généalogie de la névrose est même ébauchée, dans les troisième et quatrième paragraphes, avec l’épisode de l’enfant traversant la rue. Le mot de manie, qui figure deux fois, a un rôle central, et pourrait s’appliquer à bien des personnages de Sarraute obnubilés par une idée fixe (comme la tante Berthe du Planétarium angoissée par la forme d’une poignée).

            Un élan compulsif vers les objets, telle est la manie insolite qu’éprouve le personnage. À ses yeux, les choses sont loin d’être des amas inertes. Elles passent pour être vivantes, pourvues d’une âme (« quelque chose de chaud, de vivant » ; « les objets, même les plus accueillants, même les plus animés »), en vertu du thème ancestral, qui a connu bien des métamorphoses dans l’histoire littéraire, de la vie des choses :

 

Objets inanimés, avez-vous donc une âme

Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? (Lamartine, « Milly ou la terre natale »)

 

Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'épie : 

À la matière même un verbe est attaché. (Nerval, « Vers dorés »)

 

Les choses ont une vie, voilà ce que je dis toujours, les choses ont une vie. (Beckett, Oh les beaux jours)

 

L’anthropomorphisme des choses culmine dans le paragraphe sur la résistance qu’opposent les objets aux désirs du personnage : la méfiance qu’éprouveraient les objets envers lui est mise, moyennant un adverbe, sur le même plan que celle que lui témoigne son entourage (« les objets se méfiaient aussi beaucoup de lui »). L’attirance qu’autrui ressentirait pour des êtres, le personnage l’éprouve pour des choses : ainsi assiste-t-on à la fin du texte à une curieuse scène de voyeurisme (« craignant d’être indiscret, il regardait à travers une vitre claire ») où il ne s’agit pas d’épier des individus, mais de scruter des objets apparemment insignifiants.

            Or, cette sympathie pour les choses est interprétée par l’entourage en termes de déviance, voire de démence. Une culpabilisation du personnage s’opère, dont témoigne dès le deuxième paragraphe la comparaison avec le « malfaiteur » d’un film. L’entourage se mêle d’émettre des jugements de nature médicale, comme le soulignent la présence d’un lexique spécialisé (« une légère tendance à l’asthénie ») et la référence à des proches « férus de psychiatrie ». L’ironie de Sarraute est ici sensible, notamment si l’on rapproche ce texte d’un extrait de Portrait d’un Inconnu où la psychiatrie est ouvertement raillée :

 

Je sais bien que ces sortes d’impression ont dû depuis longtemps avoir été analysées, cataloguées avec d’autres symptômes morbides : je vois très bien cela dans un traité de psychiatrie où le patient est affublé pour la commodité d’un prénom familier, parfois un peu grotesque, Octave ou Jules. Ou simplement Oct. h. 35 ans (Œuvres complètes, Pléiade, p. 48).

 

Dans d’autres œuvres de Sarraute, des personnages conformistes s’empressent d’accuser de folie un être qui bouleverse leurs habitudes : ainsi, dans Le Mensonge, Simone invoque très tôt, à propos de l’idéal de sincérité de Pierre, la psychiatrie (« j’ai lu dans un livre de psychiatrie... », Pléiade, p. 1404), avant que les mots « camisole de force » et « cabanon » ne soient prononcés. Tout au long du texte, Sarraute peint autour de son personnage des proches méfiants, inquisiteurs, prompts à taxer autrui de déviance. L’autrice met en somme en scène, au-delà d’une manie insolite, la tyrannie de la normalité qu’exerce une société bien-pensante.

 

*

 

            Les sarcasmes contre la « normalité » sont récurrents dans Tropismes ; la fin du texte XIII est à cet égard emblématique (« l’homme sensé, l’homme normal, l’homme actif, l’homme digne et sain, l’homme fort triomphait »), tout comme certaines formules du texte II (« il fallait surtout ne pas leur faire sentir un seul instant qu’on se croyait différent »). Dans notre texte, la dérivation lexicale « moins maintenant qu’il n’était normalement toléré » / « ce que, au vu de tous, les gens normaux faisaient » souligne le poids des normes. Les « gens normaux » sont invoqués au sujet de la philatélie, la collection et la superstition (« conjurer le sort en ‘touchant du bois’ ») étant deux rapports passionnés aux objets qui sont socialement recevables. « Normaux » sont les individus qui fixent les bornes de la décence (« c’était, tout bien considéré, moins dangereux, moins indécent », est-il dit au discours indirect libre, voix de la parole publique), de façon arbitraire, avec une défiance crispée pour ceux qui empruntent une autre route qu’eux. Non sans paradoxe, les amis du protagoniste se mêlent de lui reprocher son « conformisme par trop obéissant » alors qu’ils sont eux-mêmes champions du conformisme. La précision concernant la « circulation sur la chaussée » qui n’est plus « entravée » pourrait avoir valeur symbolique : le protagoniste est accusé d’empêcher autrui de suivre les sentiers battus. 

            Dans l’esprit du protagoniste, l’entourage constitue une présence intimidante, qui le « surveille » et peut à tout instant le « surprendre ». L’anonymisation des personnages, commune à l’ensemble des Tropismes, se fait ici menaçante : l’entourage n’est désigné que par un ils indifférencié et inquiétant, et cela dès les premiers mots, où il est question d’échapper à un regard inquisiteur (« parfois, quand ils ne le voyaient pas... »). L’allusion à une scène conventionnelle des « films drôles » permet de traduire ce sentiment de porte-à-faux par le biais d’une analogie particulièrement évocatrice. Comme exemple de la situation topique évoquée par Sarraute (le malfaiteur qui « achève nonchalamment son geste »), on nous permettra de citer un blockbuster de quarante-cinq ans postérieur à Tropismes, Retour vers le futur de Zemeckis : dans une scène du milieu du film (1:00:50) Biff attrape Marty par le col de sa chemise et s’apprête à lui infliger un coup de poing, mais, se sentant observé par le surveillant, il fait mine de lui remettre amicalement le col de sa chemise. Il est d’autres textes où Sarraute glisse des références à des scènes cinématographiques stéréotypées, par exemple dans Le Planétarium (p. 134) :

 

Comme l’escroc en habit dont la maîtresse de maison aperçoit, tandis qu’il se pavane dans ses salons, sur la page de journal qu’elle est en train de plier négligemment, la photographie, crâne rasé, veste rayée de bagnard, elle a vu tout d’un coup ce qu’il était lui, en réalité.

           

            Dans un tel contexte, le personnage ne manque pas de rechercher la « douce indulgence » des choses comme un remède à la rigidité de son entourage. Là où les hommes sont d’une parfaite froideur, l’autrice insiste deux fois sur la chaleur des objets, de même que dans Portrait d’un inconnu, des « pans de murs », pour qui « est parvenu à les capter », « vacillent d’un chaud et doux éclat ». L’anonyme éprouve une telle attirance pour les objets qu’il désirerait ne faire qu’un avec eux : avec les verbes se raccrocher et surtout se coller se déploie un imaginaire de l’agglutinement commun à d’autres textes de Tropismes (comme la fin du texte XVIII : « l’air dense [...] se collait à lui, lui adhérait à sa peau » ; « il restait là, agglutiné »). Toutefois, le personnage fait face à des objets qui ne lui rendent pas toujours la pareille : le début du troisième paragraphe (« les objets se méfiaient aussi beaucoup de lui ») montre assez qu’il lui arrive de rencontrer aussi peu d’empathie du côté des objets que du côté des hommes. Connivence fragile et, on va le voir, non dépourvue d’ambiguïtés, que celle qu’il tente d’établir avec les choses.

 

*

 

            Il peut sembler que le personnage, en délivrant les choses du rôle ancillaire auquel elles sont condamnées, les transfigure. Le développement sur les objets « bien matés, bien dressés » est à lire à la lumière d’une page du Planétarium où sont de même décrits « les objets matés, soumis, tenus à distance, auxquels depuis longtemps personne n’accorde un regard, qu’un coup d’œil distrait effleure ». Les protagonistes des Choses de Perec (1955), dans leur quête effrénée du confort matériel, rêvent quant à eux de voir leur vie s’écouler « entre ces objets si parfaitement domestiqués qu’ils auraient fini par les croire de tout temps créés à leur unique usage » (Œuvres, Pléiade, t. I, p. 9). L’homme du texte XXII échappe au double écueil d’assujettir les objets et de les traiter avec la plus pure indifférence ; au contraire, il recherche leur présence, les contemple et les caresse avec une tendresse évidente. Sa façon de les prendre en main ne relève pas du « contact avilissant » (XII), mais plutôt d’une douce familiarité. En termes phénoménologiques, on peut songer à Merleau-Ponty évoquant (Phénoménologie de la perception, Gallimard, coll. « Tel », p. 344) « la vertigineuse proximité de l’objet, la solidarité de l’homme et du monde, qui est, non pas abolie, mais refoulée par la perception de tous les jours ou par la pensée objective, et que la conscience philosophique retrouve ».

            Toutefois, les objets ne se prêtent pas aisément à cette relation de complicité. D’abord parce qu’ils sont trop accoutumés à être asservis aux hommes pour se libérer de ce rapport ancillaire (« ils connaissaient leur rôle et refusaient de lui répondre »), ensuite parce qu’ils répugnent à voir cet homme « vouloir faire d’eux » ce qu’ils ne sont pas. Le désir profond du personnage, en effet, est de transformer les objets en de « poétiques souvenirs d’enfance », expression entre guillemets dans laquelle perce quelque ironie : si les tristes personnages du texte IV, qui « ne cherchent jamais à se souvenir de la campagne où ils avaient joué autrefois », sont des êtres spectraux réduits à une existence terne, à l’inverse l’aspiration fiévreuse et maladroite à retrouver coûte-que-coûte son enfance paraît être l’indice d’un mal-être profond. Hanté par la quête d’un temps perdu, l’anonyme du texte XXII entretient avec les objets un rapport qui n’est pas exempt de toute forme d’asservissement : au lieu d’aimer les choses comme choses, il les traite à bien des égards comme des supports, de simples moyens en vue d’une fin – la réminiscence. Reste une question : pourquoi attribue-t-il à des objets quelconques, qu’il n’a pas nécessairement fréquentés plus que d’autres pendant son enfance, le pouvoir de lui faire revivre ses premières années ? Sans doute parce qu’en entretenant un rapport intime, non objectivant, avec les choses, il renoue avec le lien presque magique qui l’unissait au monde pendant l’enfance, « à l’époque  heureuse de la vie où l’être avait encore une relation immédiate avec un monde qu’il ne percevait pas comme essentiellement étranger » (E. Eliez-Ruëgg [4]).

            En méditant sur le processus de réminiscence, Sarraute dialogue implicitement avec Proust. La dernière phrase, d’une savante amplitude, riche en incidentes et en subordonnées, se trouve être d’une facture proustienne. On y relève les stylèmes goûtés de Proust que sont la subordonnée à l’imparfait du subjonctif (« bien qu’il fût inconnu et étranger ») et les adjectifs apposés précédant le substantif support (« chauds, pleins, lourds d’une mystérieuse densité, les objets... »). Selon Du côté de chez Swann, le passé est « caché en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) », mais la réminiscence ne saurait être qu’involontaire (« les efforts de notre intelligence sont inutiles »). Or, le personnage du texte XXII veut délibérément forcer les objets à lui offrir des souvenirs d’enfance. De là un échec partiel de la remémoration : l’homme de Sarraute n’accède qu’à une parcelle d’enfance offerte « miséricordieusement », c’est-à-dire sans la lumineuse fulgurance avec laquelle le narrateur proustien voit surgir les jours perdus. Au lieu que l’objet porte « l’édifice immense du souvenir », comme chez Proust, il consent seulement, par apitoiement, à abandonner quelques lambeaux du passé. Le texte XXII peut ainsi être lu comme l’histoire d’une quête anxieuse du passé qui se révèle largement infructueuse. À ce titre, le parallèle que Graciela Conte-Stirling [5] propose avec une nouvelle de Colette, « Le Bracelet », est suggestif. Dans ce bel extrait de La femme cachée, une femme d’âge mûr, Mme Angelier, recherche par tous les moyens un bracelet de verre bleu susceptible de ranimer des souvenirs d’enfance ; une fois ce bracelet trouvé, elle échoue toutefois à ressusciter le passé :

 

[Elle vit] un objet dont sa mémoire et sa raison reconnaissaient la couleur et la matière ; mais le puissant et sensuel génie qui crée et nourrit les visions enfantines, qui meurt mystérieusement en nous par défaillances progressives, ne tressaillit point. (Colette, Œuvres, Pléiade, t. III, p. 36).

 

Chez Sarraute, les objets ne se montrent pas aussi désespérément sourds à ce que Colette appelle « l’injonction du souvenir », mais toujours est-il qu’ils daignent seulement « jeter une parcelle de leur rayonnement » à l’homme qui les implore, au lieu de le faire baigner dans la chaude atmosphère des souvenirs heureux. « Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires / Et tu voudrais conter tes contes », écrit Rimbaud dans son sonnet « Le Buffet » ; à l’inverse, le buffet dont le personnage de Sarraute caresse la colonne, puis contemple la porte, semble réticent à conter ses histoires, et malgré les sollicitations d’un homme nostalgique, ce n’est que de façon parcellaire qu’il « verse dans son ombre / Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ».

 

 

Nicolas Fréry

Mis en ligne le 15 septembre 2018

 



[1] Les six derniers textes de Triopismes (dont le texte XXII) ont été écrits entre 1939 et 1941 et publiés en 1957.

[2] « Une voie pour le roman futur » (1956), dans Pour un nouveau roman, Minuit, 1961, p. 18-20.

[3] Sarraute, Œuvres Complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1786.

[4] Elisabeth Eliez-Ruëgg, La Conscience d’autrui et la conscience des objets dans l’œuvre de Nathalie Sarraute, Herbert Lang, 1972, p. 97.

[5] Graciela Conte-Stirling, Colette ou la force indestructible de la femme, L’Harmattan, 2002, p. 263-264.