Le texte est commenté d’après la traduction d’E. Sanbar, La Terre nous est étroite (« Poésie / Gallimard », 2000), p. 178-197.

 

 

 

            Dans les entretiens réunis sous le titre Je soussigné Mahmoud Darwich, Darwich déclare : « Les dix ans passés à Beyrouth auraient dû me permettre d’exprimer davantage mon amour profond pour cette ville ». Un lien indissoluble unit Darwich à Beyrouth : après avoir une première fois fui vers le Liban dans son enfance, en 1948, il séjourne à Beyrouth de 1973 jusqu’aux bombardements de 1982, qui le forcent à nouveau à l’exil. Le siège de Beyrouth lui inspire deux textes majeurs, qui se prolongent l’un l’autre : un récit en prose, Une Mémoire pour l’oubli, et un poème, « La Qasida de Beyrouth ».

            Darwich a beau avoir partiellement renié « La Qasida de Beyrouth », qu’il jugeait trop militante, il l’intègre à l’anthologie La Terre nous est étroite, dont elle est, avec « Et la terre se transmet comme la langue » et « Telle est son image et voici le suicide de l’amant », le plus long poème. Elias Sambar, dans sa traduction, fait le choix de conserver le mot arabe de qasida dans le titre (au lieu de traduire par poème, comme dans « Le poème du sable » ou « Le Poème de la terre ») : sans doute veut-il souligner l’intention, chez Darwich, de s’inscrire dans un héritage poétique ancestral tout en prenant pour objet une ville moderne, Beyrouth. La qasida classique a souvent une visée encomiastique, mais la louange n’est ici ni celle de Dieu, ni celle d’un protecteur, ni de la bien-aimée, mais celle d’une ville. Ample célébration de Beyrouth, la qasida de Darwich relève de ce que les critiques occidentaux ont pu appeler la forme de l’encomium urbis : l’éloge d’une ville, qui a ses codes propres.

         Toutefois, si « La Qasida de Beyrouth » s’ouvre comme un éloge sans concession de Beyrouth, très vite des indices sombres, qui se multiplient, en offrent une image contrastée. Ville Janus, ville « aux deux visages », comme pourrait l’écrire le Darwich des Onze Astres, Beyrouth est aussi bien une ville d’accueil qu’une ville hostile. Complexe est en effet le statut des réfugiés palestiniens au Liban, mal reçus, voire persécutés, par les autorités en place. L’amour et la colère interfèrent sans cesse lorsque Darwich met Beyrouth en poème. C’est que s’il s’agit de chanter Beyrouth, c’est surtout, chez Darwich, pour chanter ce dont Beyrouth est le symbole. Pour reprendre un titre célèbre, le poète élabore Beyrouth comme métaphore : l’hésitation entre deux versants épidictiques, le panégyrique et le blâme, est à l’image de la complexité d’une ville – à la fois lieu d’accueil et refuge précaire – qui devient un espace allégorique.

 

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            « Personne n’a jamais pu écrire le chant de Beyrouth », écrit Darwich dans Une Mémoire pour l’oubli – en relevant que le nom de Beyrouth se prête difficilement à la rime en arabe. « La Qasida de Beyrouth » accomplit cette gageure d’être un chant de Beyrouth, où la ville est célébrée selon les codes de l’encomion urbis. Darwich s’inscrit dans la lignée d’autres poètes arabes contemporains qui ont célébré une capitale : Saïd Akl, poète libanais, mis en musique par Fayrouz, chante Damas dans une série de poèmes, Les Damascènes. Chez Darwich, la rhétorique de l’éloge passe d’abord par la profération du nom de Beyrouth, qui sature d’autant plus le poème qu’il est répété dans un refrain (« Beyrouth est notre tente / Beyrouth est notre étoile »). La profération est thématisée, avec le vers « une pluie sur la mer nous a enseigné le nom » – on sait l’importance du nom pour un poète natif d’un pays, la Palestine, qui a été débaptisé. « Chacun trouvait ce qu’il voulait dans les divers sens qu’avait pris le mot Beyrouth, un mot fascinant », écrit Darwich dans Une Mémoire pour l’oubli.

            La première strophe du poème repose sur un schéma syntaxique suggestif : jusqu’au dernier vers, elle ne consiste qu’en phrases nominales où des éléments en apposition, qui créent un effet de litanie, sont autant de qualités qui sont conférées à la ville. Le choix inaugural du verbe dédié (« pomme dédiée à la mer ») n’est pas anodin dans un poème qui est une dédicace à la ville. La beauté de Beyrouth est célébrée par des adjectifs laudatifs ; le comparatif « plus belle que son poème » (p. 179) est comme un aveu d’impuissance de la part du poète, confronté à l’ineffable de la ville. Au vers suivant, le verbe séduire conforte une isotopie amoureuse (dès les premiers vers il est question de « l’aimée » et de « l’amante ») en lien avec le topos de la ville-femme – on n’est pas surpris de trouver une entrée sur Darwich dans le Dictionnaire amoureux du Liban d’Alexandre Najjar.

             La ville est évoquée à travers une série de métaphores, mais les données concrètes ont également leur place. L’invocation de la mer rappelle d’emblée l’ancrage littoral de Beyrouth. Quelques toponymes figurent, comme lorsque Darwich mentionne un bar fréquenté par les intellectuels libanais et étrangers, le Commodore (p. 187). Dans La Palestine comme métaphore, Darwich déclare qu’avec « La Qasida de Beyrouth », il « fait entrer le reportage dans la poésie » – l’enracinement dans le réel est une spécificité du poème.

 

           C’est comme ville protectrice que Darwich semble célébrer Beyrouth. Le refrain, dans sa simplicité (« Beyrouth est notre tente, Beyrouth est notre étoile »), présente la ville à la fois comme un lieu de résidence (la tente) et comme un guide, telle l’étoile pour le voyageur. Avec la mention de la tente, Darwich joue sur les conventions de la qasida classique, qui dans la tradition arabe s’ouvre sur un épisode de pleurs sur la tente de l’aimée. Le vers « Beyrouth est notre tente », enfin, rappelle le poème contemporain « Conversation privée à Samarkand », où Darwich écrit : « Samarkand est la tente de mon âme fugitive ». Des liens se nouent entre ces deux poèmes centrés sur une ville, dont l’un est intimiste (comme l’annonce le titre « conversation privée ») et l’autre a toute l’ampleur d’une grande fresque. Les inflexions du refrain, auquel sont ajoutés deux adjectifs dysphoriques (seul, unique), selon un procédé courant chez Darwich (voir le poème « Pluie d’un automne lointain »), suggèrent cependant ce que le refuge a d’éphémère. L’image de la tente et de l’étoile se réunissent une dernière fois à la fin du poème (p. 196) dans le vers « toits pour les astres et les tentes », où le toit, comme le « manteau » au vers précédent, est un symbole de protection. Au Liban, les Palestiniens trouvent comme une patrie de substitution, et, de fait, Darwich explique dans Une Mémoire pour l’oubli que Beyrouth « était le berceau de milliers de Palestiniens qui n’en avaient pas connu d’autre ». Dans le poème, Darwich écrit même : « nous venons à Beyrouth pour venir à Beyrouth », comme si Beyrouth était une destination naturelle, vers laquelle les Palestiniens iraient du fait d’une libre élection, et non de la pression de la guerre.

 

            Si Beyrouth est un lieu d’accueil pour les Palestiniens c’est aussi qu’ils sont unis à la ville par un héritage culturel commun. Dès les premiers vers, Darwich fait référence au pays de Shâm, qui transcende les frontières modernes entre les pays arabes. Vers la fin du poème (p. 191), il est question de la formation d’une « famille », avec des figures tutélaires – comme Fayrouz, icône de la chanson libanaise, connue pour son engagement en faveur de la Palestine. Nombreuses sont les allusions à un passé arabe commun, à travers notamment la référence à l’Andalousie : Darwich mentionne Cordoue (« les fenêtres de Cordoue ») et une forme poétique de l’Al-Andalus, citée au début des Onze Astres, le muwachach (« une rue et un muwachach nous emportent »). Comme souvent, Darwich articule la contemporanéité la plus brûlante avec un passé ancestral. Dans la première strophe s’étend l’ombre de la Genèse, avec l’évocation de la « première femme » et d’une « pomme ». À la fin du poème, le prologue de Jean est réécrit : « au commencement, nous ne fûmes pas créés, au commencement était le verbe » (p. 196). Cependant, ce prologue connaît une transformation brutale dans le corps du poème : « au commencement était le pétrole » (p. 183), déclare avec sarcasme le poète en s’élevant contre les intérêts mercantiles de la société libanaise. Si unité arabe il y a, c’est une unité constamment menacée et le poème s’impose comme l’évocation élégiaque et polémique d’un refuge précaire.

 

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           Composée alors que Darwich est contraint de quitter Beyrouth, « La Qasida de Beyrouth » témoigne d’une expérience douloureuse : le dédoublement de l’exil. Les Palestiniens réfugiés au Liban ont été chassés de leur terre d’accueil. Le Liban est à la fois le lieu où Darwich s’exile et le lieu d’où il s’exile. Dans le beau poème « Les leçons de Houriyya », Darwich, s’adressant à sa mère, demande : « te souviens-tu du chemin de notre exil vers le Liban ? ». Or, il s’agit cette fois d’un exil non pas vers le Liban, mais depuis le Liban. « Je n’émigre pas deux fois », s’exclame Darwich (p. 181), vers amer que l’on peut comprendre de deux façons : soit le poète refuse d’accepter la réalité (« je ne veux pas émigrer deux fois »), soit il fond les deux exils en un exil unique, comme si d’une terre à l’autre le Palestinien ne faisait qu’éprouver sa constante condition d’exilé. Il faut lire ce vers par rapport à celui qui suit (« ni ne t’aime deux fois ») : de même qu’il y a exclusivité de l’amour, il y aurait exclusivité de l’exil.

        Hymne de l’exil, la « Qasida de Beyrouth » est hantée par les images de la mobilité : « et je veux marcher » (p. 181), le « chemin », le « trottoir » (p. 182). Le « chemin de Damas » (p. 183) n’a pas son sens biblique, mais celui, très concret, de route vers la Syrie ; le vers « dans l’espoir d’une vision » suggère ironiquement que la vision de Paul ne se réalise pas. Les mouvements décrits dans le poème relèvent d’une circularité tragique, ainsi de « je descends l’escalier » et « je remonte l’escalier » (p. 183), qui donnent le sentiment de trajets qui s’annulent, qui ne mènent nulle part. L’exil est absurde, mais aussi douloureux et sanglant, comme en témoignent des visions horrifiantes, apocalyptiques, telle celle du gibet (p. 181). En une image cauchemardesque, Darwich suppose que les cadavres mis bout à bout pourraient atteindre le Nord : au-delà de Beyrouth, c’est tout un monde arabe embrasé par la guerre qui est décrit.

 

            Les failles de la cohabitation à Beyrouth sont pointées d’un bout à l’autre du poème. Dès les premières pages, moins dysphoriques pourtant, il est question non d’asile, mais de « geôle », et cette image de la prison est développée à la p. 185, en écho avec bien des poèmes de Darwich traitant de l’emprisonnement. À la p. 179, les « envahisseurs » et le « protecteur » sont presque renvoyés dos à dos, le protecteur spoliant les biens des exilés. Les responsables de ces mauvais traitements infligés aux Palestiniens sont désignés de façon explicite, par exemple dans le vers « l’église a-t-elle changé après qu’ils eurent affublé l’évêque d’un uniforme », où Darwich vise les chrétiens maronites, impliqués dans des massacres comme celui de Tel al-Zaatar en 1976, qui fait l’objet du poème « Ahmad-al-Zaatar ».

 

            Si le ton est élégiaque quand Darwich déplore l’exil, il est polémique quand il s’élève contre le mercantilisme libanais et la tendance opportuniste à l’américanisation. « L’indignation » (p. 183), mêlée de sarcasme, domine dans plusieurs passages du poème. La critique porte en premier lieu sur la question du pétrole, à dix ans du premier choc pétrolier. Darwich s’attaque à ceux qui font du pétrole une nouvelle religion et préfèrent sauvegarder leurs intérêts commerciaux plutôt que soutenir la Palestine. Un zeugme sarcastique (« pour faire commerce du pétrole... et de l’Arabe », p. 181) accuse le monnayage de l’identité arabe. Dans le même esprit, Darwich condamne ceux qui « exportent leurs martyrs » (p. 184) – expression fondée sur le contraste entre la dignité du martyr et l’échange commercial. La satire est d’autant plus acerbe que les biens que recherchent les faux frères en vendant le pétrole sont ceux de la société consumériste américaine (« importer le whisky »). En identifiant l’Orient à une « image » de l’Occident (p. 184), Darwich vitupère une vassalisation qui transforme les pays arabes en simulacre des pays occidentaux.

            Rares sont les vers aussi militants dans La Terre nous est étroite, et ce sont ces accents véhéments que Darwich a été conduit à renier par la suite. Mais « La Qasida de Beyrouth » n’est pas pour autant un simple pamphlet. Jamais le règlement de compte politique n’oblitère la réflexion douloureuse sur le verbe et ses vertus, dans ce poème où Beyrouth est à la fois la capitale libanaise de 1982 et espace imaginaire, une ville de mots.

 

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            « On habite moins Beyrouth que son image », selon Darwich dans Je soussigné Mahmoud Darwich. La ville de Beyrouth est à deux reprises rapprochée du reflet d’un miroir : « forme de l’âme dans le miroir » (p. 178) et « Beyrouth est-elle un miroir ? » (p. 186). La deuxième fois, la métaphore est filée (« que nous le brisions et pénétrions ses éclats »). Beyrouth est en outre désigné comme « la forme d’un ombrage » : image au carré, la ville se déploie dans l’évanescence. Dès le début du poème, Beyrouth est matériel et immatériel : « narcisse de marbre » et « papillon de pierre » sont deux métaphores génitives parallèles où s’allient le fragile et le solide. Les appellations « Beyrouth les brumes » et « Beyrouth les décombres » (p. 182) accusent les ravages de la guerre civile, mais construisent aussi Beyrouth comme une ville imaginaire. À nouveau, « La Qasida de Beyrouth » peut être comparée à « Conversation privée à Samarkand », dialogue élégiaque où Samarkand devient un refuge immatériel : « Samarkand est ce que laissent les baisers / Sur un désir qui se fane ».

 

            Si Beyrouth s’élève vers l’imaginaire, c’est aussi parce que la ville est placée sous le signe d’un patronage poétique. Darwich s’inscrit dans une filiation littéraire avec la mention du muwachach et du muallakat (à travers l’adjectif suspendu, p. 182). L’auteur cite en outre trois écrivains européens, alors même que Lorca à part, peu de noms d’auteurs occidentaux figurent dans La Terre nous est étroite. Le contexte (p. 187) est celui d’une conversation entre intellectuels que Darwich restitue non sans ironie, en soulignant l’incongruité de cette discussion littéraire sous le feu des bombes. Dans Une Mémoire pour l’oubli (p. 69), après avoir cité le bar Le Commodore, Darwich écrit : « les milieux littéraires arabes ont la fâcheuse habitude de s’interroger sur le sens de la poésie aux pires moments ». On peut justifier diversement le choix de ces trois grands noms de la littérature européenne. Avec Rimbaud, Darwich médite peut-être sur le risque du silence et de l’agraphie ; avec Cavafy, il peut revendiquer la fidélité à une ville (Alexandrie pour Cavafy) ; avec Kafka, il soulignerait les résonances kafkaïennes du cauchemar qui se déploie dans « la Qasida de Beyrouth ».

 

            Beyrouth, qui  se dématérialise, qui est appréhendé à partir de références à des poètes, est in fine constitué comme un espace verbal. C’est là le sens d’un vers comme « je referme la ville ainsi qu’un livre » (p. 182), à un moment où la dématérialisation atteint son sommet (Beyrouth est comparé à « un sac de nuages »). À la fin du poème, Darwich renoue avec la structure syntaxique de la première strophe : des attributs sont successivement conférés à la ville. Or, Beyrouth est qualifié d’« échiquier de mots » et de « poème de la pierre ». La ville elle-même est haussée au rang de poème. Ainsi peut-on réinterpréter le titre, « La Qasida de Beyrouth » : il s’agit de présenter une ville qui existe par la quasida, qui est qasida. Le poème est habité à la fois par une inquiétude vis-à-vis des défaillances de l’expression poétique (« je n’ai trouvé d’utilité aux mots », p. 184) et par la foi dans le poème comme ultime espace consolatoire.

 

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         Méditant sur sur sa période libanaise, Darwich affirme dans La Palestine comme Métaphore que « Beyrouth fut un territoire de perplexité ». Le je lyrique, dans « La Qasida de Beyrouth », est en effet tiraillé entre des élans contradictoires. Le déchirement est à chaque vers sensible entre l’amour du poète pour la ville et l’indignation devant la dégradation qu’elle subit. L’invective se croise avec la célébration, le prosaïsme avec les images raffinées, l’ancrage journalistique avec la fuite dans l’imaginaire. Darwich a beau avoir décrit « La Qasida de Beyrouth » comme un poème miné par le militantisme, la construction de Beyrouth comme une ville plurielle, une interlocutrice à la fois vilipendée et magnifiée, transfigurée à terme en refuge poétique, montre que le poème avait toute sa place dans La Terre nous est étroite.

 

 

Nicolas Fréry

Mis en ligne le 4 octobre 2017