« Pendant des heures, elle restait accroupie devant le feu, pensive, regardant les flammes de face, sans baisser les paupières. » (Zola, Thérèse Raquin, Livre de poche, p. 35)

 

« Au plus épais d’une famille, elle allait couver, pareil à un feu sournois qui rampe sous la brande, embrase un pin, puis l’autre, puis de proche en proche crée une forêt de torches. » (Mauriac, Thérèse Desqueyroux, Livre de poche, p. 49)

 

 « Tout de suite, je vis ce que je pouvais utiliser dans la haine. Elle a du feu. L’amour en veut. Il fallait se servir de l’un pour imiter l’autre. Voilà qui était bien, mais je vis aussi tout de suite le danger que je courais. Si je réussissais trop bien à faire passer le feu de la haine dans l’amour, je courais le risque de me prendre au jeu et d’aimer. » (Giono, Les Âmes Fortes, Folio classique, p. 303)

 

 

            Trois romans publiés à quatre-vingt ans d’intervalle, Thérèse Raquin (1867), Thérèse Desqueyroux (1927) et Les Âmes Fortes (1949 – un titre envisagé par Giono était Thérèse ou l’âme forte), ont en commun d’être animés, incendiés, par une femme forte nommée Thérèse et placée sous le signe du feu, au point que la Thérèse de Mauriac médite son projet de meurtre « le jour du grand incendie de Mano » (TD, p. 143) et que la Thérèse de Giono est née peu après un « grand incendie » (ÂF, p. 11). N’est-il pas troublant que le même prénom ait été donné à ces trois ardentes héroïnes dont les destinées romanesques ne sont pas sans emprunter des voies proches ? Dans les trois œuvres le même schéma, hérité du roman-feuilleton, est infléchi : une femme experte dans l’art de la dissimulation attente à la vie de son mari, de ses propres mains ou par l’entremise d’un amant.

       Il est plusieurs façons de tenter d’expliquer ce qui peut n’être qu’une curieuse coïncidence. Mauriac et Giono ont tout dabord pu avoir à l’esprit Zola, leur aîné, en baptisant leur héroïne. Des indices rendent l’hypothèse plausible : la tante Clara de Thérèse Desqueyroux, notamment, ressemble de près à la tante Raquin de Thérèse Raquin. Dans les deux romans, une vieille femme, sourde et paralytique, est une présence dont se réjouit Thérèse parce qu’elle lui épargne le tourment de vivre en tête-à-tête avec un mari qu’elle abhorre (TD, p. 105). Peut-être est-ce néanmoins plutôt en référence à d’autres Thérèse, fictives ou réelles, que les trois romanciers ont choisi ce nom. Il n’est pas anodin qu’un des rares romans notables, avant Zola, à avoir pour personnage éponyme une Thérèse soit un roman libertin, Thérèse Philosophe (1748). Si la Thérèse de Giono est philosophe, c’est toutefois davantage à la façon de la Merteuil de Laclos, dont elle imite la célèbre profession d’immoralisme de la lettre 81. En dehors des héroïnes de fiction, Mauriac était d’autant plus porté à songer à Thérèse dAvila qu’il la cite en épigraphe d’un de ses principaux romans, Le Nœud de Vipères. Il ne laisse pas d’être piquant que Thérèse, prénom par excellence de sainte – Thérèse d’Avila, mais également Thérèse de Lisieux – devienne chez les trois auteurs le prénom d’une criminelle. Le jeu ironique est à ce titre manifeste, notamment chez Giono, dont la Thérèse s’épanouit dans la « vallée des larmes » (ÂF, p. 292), imagine une communion pervertie où elle se repaît de sang (p. 318) et ne connaît d’autre extase que l’exultation dans le mal. 

           On pourrait certes relever en détail les différences nombreuses entre les crimes presque parfaits de Thérèse Raquin et de la Thérèse de Giono, et les manœuvres infructueuses, et vite percées à jour, de Thérèse Desqueyroux. Le meurtre n’a du reste guère la même place dans les trois romans : perpétré avant le début de l’intrigue dans Thérèse Desqueyroux, il marque la fin du deuxième ou du troisième acte de la tragédie en cinq actes que serait Thérèse Raquin, et il est rapporté à l’extrême fin des Âmes Fortes, avant qu’un bref épilogue ne clôture le roman. Mais quelles que soient les différences qui séparent l’itinéraire de la mercière parisienne, de la bourgeoise bordelaise et de la domestique de Châtillon, des liens se nouent bel et bien entre ces trois femmes fortes, ces Lady Macbeth (« vous n’avez d’autres prédécesseurs dans cette étude que la Macbeth de Shakespeare et le Jonas de Dickens », écrit Taine à Zola) qui ne tuent ni par ambition, ni par cupidité, mais pour assouvir des instincts plus obscurs.

 

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            Les trois Thérèse ont d’abord pour point commun d’être des actrices hors pair, des virtuoses de la simulation et de la dissimulation, qui savent cacher leurs noirs desseins sous des faux-semblants. « Thérèse, plus nerveuse, plus frémissante que lui, était obligée de jouer un rôle. Elle le jouait à la perfection », lit-on au moment où la liaison entre Thérèse Raquin et Laurent est encore à ses débuts (TR, p. 68). On trouve des formules très proches dans le « troisième pli » (Robert Ricatte) des Âmes Fortes, où Thérèse se peint comme une nouvelle Merteuil : « je jouais mon rôle à la perfection » (ÂF, p. 324). La métaphore théâtrale traverse le roman, au point que dès le début du premier récit de Thérèse, l’héroïne s’imagine observée par un public (« le toit de la serre, il me semble que c’est la scène d’un théâtre et qu’on va me voir de partout », ÂF, p. 58). Il est moins directement question de théâtre pour Thérèse Desqueyroux, mais sa « science » de la dissimulation est décrite avec soin : « Elle avait été en adoration devant lui ; aucune attitude qui demandât moins d’effort. Dans le salon d’Argelouse ou sous les chênes au bord du champ, elle n’avait qu’à lever vers lui ses yeux que c’était sa science d’emplir de candeur amoureuse » (TD, p. 46).

            Feindre l’amour, tel est bien le défi que se fixe la Thérèse de Giono, comme étape suprême de son ascèse dans le mal : « j’avais même inventé de toutes pièces des larmes et des soupirs de bonheur très réussis » (ÂF, p. 305). De ce jeu de comédienne, Thérèse tire une intense jouissance : « Je fus même extraordinairement heureuse en me disant : celles qui font l’amour avec de l’amour sont bien bêtes. Elles risquent gros et elles n’ont même pas la moitié du plaisir que tu as » (ÂF, p. 305). Ses sœurs dans le crime, les Thérèse de Zola et de Mauriac, raisonnaient en des termes très voisins. « Je jouissais du malheur que je causais et de celui qui me venait de mes amies » pense Thérèse Desqueyroux (TD p. 37), et telle exclamation de Thérèse Raquin (« Ah ! Comme elle trompait ces bonnes gens, et comme elle était heureuse de les tromper », TR, p. 69) pourrait figurer mot pour mot dans Les Âmes Fortes.

            L’une des images privilégiées par lesquelles Thérèse, dans le troisième pli des Âmes Fortes, rend compte du « bonheur dans le crime » – comme l’écrirait Barbey – est celle du furet, avide de sang sous ses airs inoffensifs : « je suis heureuse comme un furet devant le clapier » (p. 316). La comparaison avec des animaux féroces est commune aux trois romans, au point que le rapprochement entre le prénom Thérèse et le mot grec thêr (la bête sauvage) paraît parfois s’imposer. C’est en particulier le cas chez Zola, qui dans la préface dit de ses personnages qu’il a voulu « chercher en eux la bête, ne voir même que la bête » (TR, p. 19). Dès le deuxième chapitre de Thérèse Raquin, le thème de la « bête humaine » a toute sa place : « quand [Thérèse] était seule, dans l’herbe, au bord de l’eau, elle se couchait à plat ventre comme une bête, les yeux noirs et agrandis, le corps tordu, près de bondir » (TR, p. 36). Zola compare plus spécifiquement Thérèse et Laurent à des loups : « le meurtre qu’ils commettent est une conséquence de leur adultère, conséquence qu’ils acceptent comme des loups acceptent l’assassinat des moutons » (TR, p. 18). La même opposition entre loups et agneaux est développée dans Les Âmes Fortes, lors de la première entrevue entre Thérèse, Firmin et les Numance : « côté loups, côté agneaux, c’était un : embrassons-nous Folleville » (ÂF, p. 152). Toute la différence est que dans ce roman fondé sur de perpétuels renversements (« quelle n’est la qualité dont, au parallèle, on ne tire pas un défaut », écrit Giono dans Faust au village), les victimes apparentes sont aussi comparées à des loups : « il y avait même chez les Numance une férocité à laquelle Firmin était loin de s’attendre », note la narratrice, et le « regard de loup » de Mme Numance est décrit à maintes reprises. Dans Thérèse Desqueyroux, c’est dès le texte liminaire, où l’auteur s’adresse à son personnage (« Thérèse, beaucoup diront que tu n’existes pas », TD, p. 21), que l’héroïne est rapprochée d’une louve : « que de fois, à travers les barreaux vivants d’une famille, t’ai-je vue tourner en rond, à pas de louve ; et de ton œil méchant et triste, tu me dévisageais ».

 

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            L’image des « barreaux vivants de la famille » est récurrente chez Mauriac, aussi bien dans le texte même de Thérèse Desqueyroux que dans les interventions de l’auteur sur son roman. Elle fait l’objet d’un développement spectaculaire au chapitre 4 : « La famille ! Thérèse laissa éteindre sa cigarette ; l’œil fixe, elle regardait cette cage aux barreaux innombrables et vivants, cette cage tapissée d’oreilles et d’yeux où, immobile, accroupie, le menton aux genoux, les bras entourant ses jambes, elle attendrait de mourir » (TD, p. 60). Deux ans plus tôt, dans Le Désert de l'amour, Mauriac évoquait déjà « l’épaisse prison de feuilles où les membres d’une seule famille vivaient aussi confondus et séparés que les mondes dont est faite la Voie Lactée ». On sait quelle place occupe l’imaginaire de la séquestration dans Thérèse Desqueyroux : d’abord enfermée symboliquement dans la cellule familiale, Thérèse est ensuite littéralement tenue captive par Bernard. Les Thérèse de Zola et de Giono souffrent aussi d’un enfermement qui restreint leur intense énergie vitale. Meurtrières dénuées de scrupules, elles sont d’abord des femmes brimées, en conflit avec un environnement médiocre et opprimant. Thérèse Raquin est « cloîtrée » (TR, p. 35) entre les murs de la boutique obscure tenue par sa tante. Le thème du confinement est central dans Les Âmes Fortes : les montagnes sont comme « des côtés de boîte » (ÂF, p. 91), M. Numance appelle avec tendresse sa femme la « séquestrée de Châtillon » (p. 181) et il n’est pas indifférent que l’une des villes où séjourne Thérèse s’appelle Clostre.

            Si le célèbre « famille, je vous hais » de Gide s’applique moins aux Âmes Fortes et à Thérèse Raquin qu’à Thérèse Desqueyroux, toujours est-il que chez Zola et Giono la famille est présentée comme coercitive et gangrenée par l’hypocrisie. Pour Thérèse Raquin, le bonheur conjugal semble impossible, aussi bien avec le médiocre Camille qu’avec le brutal Laurent, et l’harmonie domestique ne peut tenir que du faux-semblant. « Vous savez bien ce que c’est, les familles ? », glisse perfidement une des veilleuses des Âmes Fortes (p. 19), au moment où la discussion tourne autour de sordides querelles familiales. Les Thérèse de Mauriac et de Giono raillent toutes les deux le culte patriarcal de la famille : Thérèse Desqueyroux n’a que mépris pour la respectabilité à laquelle Bernard tient plus que tout, et c’est avec une ironie cinglante que la Thérèse de Giono se moque des hypocrites pour qui « les familles étaient sacrées » (p. 288). La haine des Thérèse envers le cercle familial explique leur refus de la maternité – jugé scandaleux dans une société réduisant les femmes à leur fonction de mère. Thérèse Desqueyroux et la Thérèse de Giono sont toutes les deux mères, mais elles se soucient fort peu de leurs enfants. « Thérèse, à ce moment de sa vie, se sentait détachée de sa fille comme de tout le reste », lit-on chez Mauriac (p. 96), et cette attitude révolte la pieuse Anne de la Trave (« une mère qui ne s’intéresse pas à son enfant, vous pouvez inventer toutes les excuses que vous voudrez, je trouve ça ignoble », p. 134). Dès les premières pages des Âmes Fortes, la Thérèse nonagénaire, nouvelle Médée (dont elle parodie la plus célèbre réplique chez Corneille), évoque avec désinvolture la mort de ses fils, et n’est guère davantage attachée à ses petits-enfants : « mes petits-enfants, cinq minutes. Après, j’en ai assez », p. 50. Quant à Thérèse Raquin, elle est si effrayée à l’idée de concevoir un enfant que, dans une scène d’une violence extrême, elle offre son ventre aux coups de Laurent pour provoquer une fausse couche (TR, p. 215). Un épisode de cette nature (et ils se multiplient dans les dernières pages de Thérèse Raquin) présente la famille comme l’inverse même d’un havre de paix : un espace miné par la violence. Les trois romans comportent des scènes de brutalité conjugale : insoutenables dans Thérèse Raquin, intenses dans Les Âmes Fortes (Firmin bat Thérèse dans le deuxième pli, Thérèse éventre Firmin dans le quatrième pli) et plus larvées, mais sinistres, dans Thérèse Desqueyroux (violence verbale de Bernard ; séquestration de Thérèse). Il n’y a que dans les Âmes Fortes, avec le couple rayonnant – mais inquiétant à sa façon – que forment les Numance, qu’apparaît en contrepoint une image de conjugalité épanouie.

            Quand la famille n’est pas le lieu d’une violence atroce, elle suscite chez les Thérèse un ennui invivable. Zola s’inspire manifestement de Flaubert (on pense à l’image de la « vie froide comme un grenier », au chapitre 7 de Madame Bovary) dans la page où il écrit : « Thérèse, vivant dans une ombre humide, dans un silence morne et écrasant, voyait la vie s’étendre devant elle, toute nue, amenant chaque soir la même couche froide, et chaque matin la même journée vide » (TR, p. 45). Thérèse Desqueyroux se morfond auprès d’un homme dont les préoccupations sont étrangères aux siennes, et la Thérèse de Giono, pensant aux femmes mariées et à leur quotidien morne, se demande « comment elles pouvaient bien s’arranger pour que la vie ne soit pas terrifiante » (ÂF, p. 310). Le meurtre, chez les trois Thérèse, relève au moins en partie du divertissement : c’est pour éviter de « sécher d’ennui », selon le terme de Pascal, que les Thérèse ourdissent de sombres machinations – on sait quelle place l’auteur d’Un Roi sans divertissement accorde à ce besoin désespéré de se « désennuyer » (ÂF, p. 279).

 

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            Si les trois Thérèse se livrent au crime, c’est donc par un dégoût intense du monde qui les environne. De là vient que malgré leur noirceur profonde elles puissent susciter un sentiment d’identification chez la lectrice ou le lecteur. Mauriac a proposé un résumé frappant de son roman : « c’est l’histoire de ce dégoût qui pousse une femme supérieure à une tentative criminelle. C’est l’histoire de son échec et de son châtiment ». Femme supérieure : les trois Thérèse sont en effet des femmes exceptionnelles, qui, si elles sont habitées par un feu infernal, représentent aussi, comme l’écrit Julien Gracq à propos d’Emma Bovary, une « flammèche de passion errante » dans un monde de torpeur et de faux semblants. Les trois Thérèse sont présentées comme des âmes d’élite : plus particulièrement chez Mauriac et chez Giono, puisque Thérèse Raquin, quoique pleine de vigueur et de feu, demeure, vision naturaliste du monde oblige, esclave de ses instincts, dépourvue de libre-arbitre. De Thérèse Desqueyroux, Mauriac écrit : « l’orgueil d’appartenir à une élite humaine la soutient mieux que ne ferait la crainte du châtiment » (TD, p. 37). à la famille médiocre qui lui est imposée, elle oppose une famille spirituelle qu’elle se plaît à rêver : « ne laisser qu’à son cœur le soin de choisir les siens – non selon le sang, mais selon l’esprit » (p. 124), et elle se projette dans cet « autre univers où vivent des êtres avides et qui ne souhaitent que connaître, que comprendre » (TD, p. 83). On songe ainsi au thème de la communauté des âmes fortes tel qu’il se déploiera chez Giono, avec des souvenirs cornéliens et stendhaliens. Au cercle privilégié des êtres supérieurs, qui se reconnaissent et se rejoignent (pour s’épauler comme pour s’affronter) s’opposent ceux dont on peut dire, comme M. Numance de Firmin : « cet homme n’est pas fort. Il a de la chance d’avoir affaire à des gens qui ne demandent pas mieux » (ÂF, p. 257).

            Dans Les Âmes Fortes, singulièrement dans le « deuxième pli », Giono insiste sur l’incapacité des âmes faibles à comprendre les âmes fortes. Les « simples », qui ne songent qu’au « train-train » (ÂF, p. 172) n’ont aucune commune mesure avec les excès grandioses des âmes fortes : Firmin croit à plusieurs reprises que Mme Numance est proche de la démence. Cette incompréhension totale de la femme forte par son entourage est une donnée essentielle dans Thérèse Desqueyroux : Bernard, le mari de Thérèse, s’exclame intérieurement : « comme s’il y avait quoi que ce fût à comprendre avec ces détraquées » (TD, p. 144). L’âme forte envisage le monde selon d’autres catégories que les êtres du commun ; notamment, au contraire de la cupidité généralisée, elle n’a aucune forme d’âpreté au gain. Thérèse est assez indifférente à l’argent pour s’en défaire avec délectation et Firmin ne parvient pas à concevoir comment Mme Numance peut orchestrer sereinement sa propre ruine. Le parallèle avec Thérèse Desqueyroux est à nouveau possible : Bernard, replié sur ses certitudes mesquines, n’arrive pas à envisager d’autre explication au geste assassin de Thérèse que l’espoir de s’emparer de l’héritage (TD, p. 109). On pourrait de même observer comment, dans Thérèse Raquin, l’héroïne consent au crime moins par cupidité, moins par amour pour Laurent, que par une terrible attirance pour le crime en tant que crime (« le meurtre avait comme apaisé pour un moment les fièvres voluptueuses de leur chair ; ils étaient parvenus à contenter, en tuant Camille, ces désirs fougueux et insatiables qu’ils n’avaient pu assouvir en se brisant dans les bras l’un de l’autre », p. 112).

            Les trois Thérèse ont ainsi un comportement qui échappe aux clefs de lecture courantes. Elles peuvent difficilement être jugées par autrui parce qu’elles se situent au-delà ou en-deçà de l’humanité. Les trois auteurs les présentent comme amorales plus qu’immorales : elles se fraient un chemin par-delà bien et mal, dans un univers où les catégories éthiques et psychologiques accoutumées sont inopérantes. Encore faut-il sans doute distinguer ici entre Thérèse Raquin d’une part, et Thérèse Desqueyroux et la Thérèse de Giono d’autre part. Thérèse Raquin reste en effet un personnage lisible, dont les instincts pervers, dans toute leur horreur, sont sinon compréhensibles, du moins analysables – Zola se voulant le scientifique qui rend intelligible un tempérament. Chez Mauriac et Giono, qui ne se soucient pas de l’arsenal scientifique des naturalistes, il existe en revanche une énigme profonde, et jamais résolue, des Thérèse. Mauriac, au début de son roman, s’adresse à Thérèse Desqueyroux comme à un personnage autonome (conformément aux analyses théoriques qu’il avancera dans Le Romancier et ses personnages), dont il ne prétend pas percer le mystère. Quant à Giono, on connaît sa déclaration audacieuse : « Thérèse, c’est le personnage que je ne connais pas ».

 

 

 

Nicolas Fréry

Mis en ligne le 27 octobre 2017