Une vieille amie
Était-ce observance mécanique d’un rituel auquel il était impensable de déroger ou manière de s’acquitter, à bas frais, de marques de reconnaissance auxquelles on se fût fait crime de se soustraire (tant ma tante Léonie aimait à me répéter : « tu sais combien sa famille a été bonne pour ton pauvre oncle Octave »), il ne se passait pas d’année sans qu’à l’approche de Pâques ma mère et moi ne rendissions visite à Mme Alémy, la doyenne de Combray. Tandis que Françoise, pour qui un entretien avec cette nonagénaire qui avait « complètement perdu la boule » relevait du supplice, m’accordait un regard compatissant (comme, sur la jetée, à un voyageur qui entreprend un périple long, ingrat, mais nécessaire), mon grand-père, assis sur son fauteuil, murmurait d’un air moqueur :
Le vieillard et l'enfant jasaient de mille choses.
Seule, ma mère semblait deviner la vérité, qui était que loin de tenir cette visite pour rebutante, je l’attendais avec une curiosité où perçait, insoupçonnée de tous, de la joie. Il n’est pas rare que ce qui passe aux yeux du monde pour un coûteux sacrifice soit en réalité une occupation à laquelle on s’adonne avec délices, de même que ce qui nous est un pensum est jalousé comme un heureux privilège.
Au regard à la fois satisfait et vaguement interrogateur dont nous accueillait Mme Alémy, je comprenais que nos visages lui étaient familiers, mais ne lui évoquaient que des souvenirs confus, à la façon dont telle personne nous rappelle un tableau que nous avons jadis contemplé, mais dont nous serions en peine de reconstituer mentalement les contours et le coloris, et dont le titre, malgré nos efforts, nous échappe, tout autant que le nom de la galerie où nous le vîmes exposé. Un autre se fût lassé d’entendre défiler tant de prénoms sans rapport avec le sien (« asseyez-vous, cher Albert », me disait-elle après m’avoir gratifié d’un « bonjour Jacques »), mais ces multiples identités qu’elle me prêtait tour à tour me procuraient une curieuse jouissance, comme si à force d’être confondu avec des êtres dont certains, sans doute, n’étaient plus de ce monde, mon moi recevait un surcroît d’existence.
Je ne sus que bien plus tard quelle était la maladie de Mme Alémy (que je répugnais, ce en quoi je me trompais, à qualifier de maladie), car c’est en 1906 qu’Aloïs Alzheimer eut le triste lot de léguer son nom à cette pathologie, comme d’autres, plus heureux, doivent leur renommée posthume à une fleur – le camélia, le dahlia – baptisée d’après eux. De la maladie d’Alzheimer, Mme Alémy n’avait que certains symptômes : jamais je n’eus à me plaindre de son irritabilité, toute dirigée qu’elle était contre une nièce sexagénaire qui subissait ses foudres à chaque visite qu’elle lui faisait. Lui parlait-on d’événements récents, Mme Alémy acquiesçait, mais aussitôt après oubliait ce sur quoi avait roulé la discussion, alors qu’elle faisait revivre avec un luxe de détails des faits reculés, quelque insignifiants qu’ils fussent, au point qu’il semblait que le passé, se sédimentant, s’était dans sa mémoire mué en une couche solide que rien ne pouvait entailler, là où les fragiles particules déposées par le présent étaient dispersées au premier coup de vent. Ainsi, ce qui, dans le discours souvent hésitant de notre vieille amie – où j’admirais le charme suranné d’expressions défuntes (car j’appris à cette époque que les mots, comme les êtres, naissent, vivent et meurent) – venait à nous, offert comme par grâce, c’était le passé, le passé tout pur, qui devenait, chez cet être appartenant corps et âme à un temps disparu, le seul présent possible. Combien j’aimais l’écouter restituer aux lieux, par une opération quasi magique, la forme qui était la leur il y a non pas trente ou quarante, mais soixante ans ! Et, si elle célébrait un village, un jardin, un bord de mer, je me surprenais à désirer les visiter (quand bien même d’autres me les auraient décrits comme fort quelconques), soit que j’espérasse accéder à leur essence véritable par le privilège que j’aurais de pouvoir superposer, à leur apparence actuelle, l’apparence de jadis, soit que j’imaginasse découvrir ainsi un lieu nouveau, invisible aux autres observateurs, qui fût le prestigieux enfant de l’union du passé et du présent.
Il fallait pourtant déjà prendre congé, et nous sentions, tant le visage de Mme Alémy se raidissait à mesure que nous nous éloignions, qu’elle ne pourrait bientôt plus dire qui de nous ou du Pape lui avait rendu visite. Les enchanteurs des contes de fée ne savent pas mieux faire oublier, d’un coup de baguette, les événements d’une journée, que la maladie n’effaçait de son esprit tout ce qui un instant auparavant était sous ses yeux. Mais, comme si les lois de la mémoire eussent voulu que l’incapacité où elle était de se rappeler nos discussions fût contrebalancée par la vivacité de mes propres souvenirs, ces heures passées avec une dame d’un autre temps sont, aujourd’hui, de celles que je me remémore avec le plus de netteté.
Nicolas Fréry (2019)